[] [] [] []
Chapitre suivant: Ta boulangère sur Internet Retour au début: Sommaire Chapitre précédent: Gouverner c'est bâillonner   Table

www = xxx

Le Minitel l'a bien montré en son temps. Un système prévu à l'origine pour diffuser des bases de données a dû son succès et sa rentabilité à l'industrie du sexe. L'Internet non plus n'a pas été prévu pour ça. Il a été pensé pour partager des ressources informatiques d'abord et, ensuite, pour servir de vecteur d'échange du savoir. Évidemment, le grand public y va pour trouver ce qui l'intéresse: du cul.

L'histoire se passe dans une entreprise qu'on classerait aujourd'hui dans la nouvelle économie mais qui pourtant existait avant l'invention de ce terme, une entreprise faisant des affaires nouvelles sans le savoir, comme tant d'autres Jourdain du milieu informatique qui ont découvert après tout le monde qu'ils travaillaient depuis des années dans des start-up. Cette petite entreprise, tout juste rachetée par un grand groupe américain, disposait d'une liaison permanente à l'Internet. Une liaison coûteuse configurée par le directeur informatique de manière à ce que l'accès aux sites pornographiques soit impossible. Ce directeur informatique fut un jour convoqué auprès du grand patron américain dont l'ordinateur «ne marchait plus». En inspectant la machine, on s'aperçut avec une très grande gêne qu'en effet, le grand patron ne pouvait plus accéder à ses sites de cul favoris.

Les protagonistes de cette histoire - vraie - se reconnaîtront tandis que d'autres croiront se reconnaître. Je suis absolument persuadé que des histoires semblables se sont déroulées dans bien d'autres entreprises. Une personne sans doute bien informée m'a récemment rapporté l'histoire de ce membre éminent du Conseil constitutionnel, débarquant un beau jour dans le bureau de sa secrétaire: «On m'a dit qu'il y avait des sites de cul sur l'Internet. Je veux qu'on m'installe un ordinateur dans mon bureau!»

Place aux chiffres

Je les ai. Enfin, je crois. Parce que vous savez, c'est très difficile d'avoir des chiffres, même quand on est dans les petits papiers des plus grands fournisseurs d'accès. Pour commencer, il faut savoir qu'un fournisseur d'accès est également un fournisseur d'hébergement. C'est logique, les clients souhaitent non seulement pouvoir accéder à tous les sites qui leur plaisent mais également construire leur petit bout de cyber-univers. Comme ces clients sont très nombreux, chacun ne dispose en règle générale que de peu d'espace. Pas assez pour y placer beaucoup d'images de leur petite amie à poil. Et de toute façon, les fournisseurs d'hébergement n'aiment pas tellement les sites pornographiques parce qu'ils attirent trop de monde, consomment trop d'espace et utilisent trop de bande passante dans des tuyaux qui coûtent trop cher. Alors quand un de leurs clients met en ligne des photos un peu trop osées, ils lui demandent poliment de changer le contenu de sa page perso.

Sauf que tout n'est pas si simple. L'Internet est un réseau d'échange. Quand nous partageons notre savoir, les fournisseurs de tuyauterie se partagent notre argent en se répartissant les tuyaux que nous utilisons. Il est inutile de tirer trente câbles de fibre optique sous la Manche ou sous l'Atlantique quand trente entreprises peuvent mettre en commun l'argent nécessaire pour tirer un seul câble trente fois plus gros! C'est le principe de l'économie d'échelle. Le plus souvent, c'est une entreprise spécialisée qui met en place un gros câble et revend ensuite le droit de l'utiliser aux opérateurs nationaux. Là réside l'un des plus grands secrets de l'Internet car certains paient moins cher que d'autres.

Les fournisseurs de transit américains par exemple, bien qu'ils utilisent les câbles transatlantiques lorsque leurs clients se connectent à un site européen, ne paient rien, alors que leurs homologues européens doivent payer le prix fort pour utiliser ces mêmes câbles dans le sens inverse. En très grande majorité, ce sont les Européens qui souhaitent se connecter sur les sites web américains et non le contraire. Les Américains n'ont donc aucune raison de financer des tuyaux qui servent aux Européens presque à sens unique. Et quand bien même ils décideraient de venir en masse visiter les boutiques virtuelles de l'Ancien Continent, les Européens auront toujours un besoin vital d'être reliés aux grands centres de transit internationaux des données qui se trouvent, bien entendu, aux États-Unis.

Ainsi, les Européens paient plus cher que les Américains pour se servir du même outil. Outre-Atlantique, les utilisateurs de l'Internet ne paient pas pour le transit, c'est-à-dire le droit d'usage des tuyaux qui relient les réseaux nationaux ou régionaux les uns avec les autres. Le prix du débit est donc moins élevé là-bas qu'en Europe puisque le coût du transit n'est pas répercuté sur les clients, ce qui explique l'attractivité des États-Unis sur les entreprises utilisant l'Internet. Voilà ce qui draine davantage d'utilisateurs sur les sites hébergés en Californie ou à New York. Les États-Unis n'auront donc jamais le moindre intérêt à financer le transit international puisque les autres pays le financent pour eux.

Certains hébergeurs ont compris qu'il suffisait d'être accueillant, généreux avec l'espace alloué à chacun et pas trop regardant sur les contenus pour attirer un maximum de clients. Ainsi, ils peuvent obtenir un coût de transit modéré pour leur activité de fournisseur d'accès parce que les tuyaux sont surtout utilisés pour venir chez eux et pas pour en partir. Pour ça, ils sont prêts à accepter ce que leurs collègues pourchassent et que les internautes recherchent, le cul. Mais comme il n'est pas du meilleur goût, commercialement parlant, de communiquer sur tout ça, ne comptez pas sur eux pour crier sur les toits qu'ils hébergent des sites pornographiques. Officiellement tout le monde fait la chasse aux sites personnels qui subitement se remplissent d'images sexy et de bandeaux de publicité. Mais, officieusement, certains le font avec beaucoup moins de zèle que d'autres.

Prenons deux extrêmes. D'un côté Cybercâble alias Noos alias Suez-Lyonnaise des eaux qui propose cinq méga-octets d'espace à ses clients pour leurs pages personnelles. Pour soixante-seize euros vingt-deux par mois, ils n'ont pas le droit d'installer un serveur chez eux (ce qui est pourtant tout à fait possible avec la technologie câblée) et l'espace proposé est tellement limité qu'il est impossible d'y mettre la moindre fesse susceptible d'attirer le dernier obsédé. De l'autre côté, Proxad/Free qui offre gratuitement cent méga-octets d'espace à des clients qui ne paient que leurs connexions téléphoniques et où la chasse aux sites roses n'est pas très efficace comme le montre la pérennité de ces sites. Je ne sais pas exactement combien paient l'un et l'autre mais je peux faire une estimation. Si elle négocie pied à pied ses tarifs, la Lyonnaise doit payer environ sept cent soixante euros hors taxes par mois le mégabit par seconde de bande passante de transit international. Si Proxad négociait la même chose sur le même tuyau, le coût mensuel pourrait descendre jusqu'à soixante-quinze euros. Devinez pourquoi Free peut offrir une connexion ADSL (équivalente par la vitesse à une connexion câblée) à ses clients alors que Suez-Lyonnaise des eaux avoue du bout des lèvres perdre de l'argent en faisant payer soixante-quinze euros par mois aux siens? C'est qu'il y a une autre notion que le transit à prendre en compte, le peering. Ce sont des accords entre les opérateurs qui établissent le prix des liaisons directes lorsque les clients d'un opérateur vont sur les sites d'un autre. Il est bien plus facile pour un opérateur d'obtenir de tels accords lorsqu'il dispose de beaucoup de contenu susceptible d'attirer les clients de l'autre. Et, dans ce cas-là, c'est l'autre qui paie tout.

Le cul est rentable. C'est ainsi depuis que le monde est monde et, pourtant, on l'oublie tout le temps. Enfin, quand je dis que le cul est rentable, entendez pour ceux qui le vendent. On verra peut-être un jour des hébergeurs malins poursuivis pour racolage ou proxénétisme. En 1996, The Industry Standard, un magazine américain qui traite de la nouvelle économie, estimait à cinquante-deux millions de dollars les revenus engendrés par le sexe sur l'Internet. Soit environ 10 % de tous les revenus générés par le commerce électronique cette année-là. Une autre étude10.1 estime, quant à elle, que les sites pornographiques génèrent à eux seuls près de 70 % des revenus du commerce électronique. Difficile d'être très précis.

En revanche, on sait avec certitude que le courrier électronique représente moins de 5 % des informations transitant par les tuyaux de l'Internet, que le transfert de fichiers par FTP en constitue lui aussi environ 5 % et que Napster, qu'on accuse d'être trop gourmand en bande passante, forme à peine 3 % du trafic. Et les deux grands gagnants sont le Web, évidemment, avec près de 75 % du trafic, ainsi que les forums de discussion qui, à eux seuls, correspondent à plus de 12 % de ce trafic. Ce dernier chiffre peut me permettre de faire une rapide évaluation personnelle grâce à un petit logiciel que j'ai écrit et qui chaque mois fait des statistiques sur l'usage de ces forums10.2. Certes, il se limite aux forums francophones qui ont l'inconvénient de ne pas autoriser l'échange d'images mais, justement, ces forums en français représentent un trafic inférieur à celui du courrier électronique. D'où sortent alors les 7 à 10 % qui manquent? Il est peu probable que les Français soient si doués en langues étrangères qu'ils préfèrent discuter en anglais ou en allemand. En revanche, il existe un bon nombre de forums dont l'objet est, justement, l'échange d'images (qui n'ont pas besoin de traduction) et qui représentent 80 % du trafic en volume de la bande passante dédiée à l'ensemble des forums de discussion proposés par un fournisseur comme Oléane (filiale de France Télécom). Au minimum, la moitié du trafic des forums de discussion d'Usenet (de 6 à 12 % du volume total) sert uniquement à transporter des images de cul (car les forums d'échange d'images sont en majorité consacrés aux diverses spécialités du genre). On imagine alors facilement la part du trafic Web uniquement concernée par ces images. Plus de la moitié de la bande passante utilisée par les clients de Free est réputée transporter, dans un sens ou dans l'autre, mais surtout de Free vers le reste du monde, ce type d'images.

Le domaine de l'arnaque

Donc le cul est rentable, mais, répétons-le, uniquement pour ceux qui le vendent. Je me suis beaucoup documenté pour écrire ce chapitre, j'ai passé beaucoup de temps à chercher les sites et à les visiter de fond en comble. C'est dire si c'est du boulot d'écrire un livre, quand même! Et j'ai pu constater que chaque fois que je m'approchais du saint des saints, de la webcam devant laquelle la belle allait faire tout ce que je lui demandais, il fallait télécharger un tout petit programme (pas plus de cinq minutes de téléchargement, promis juré) qui allait me permettre de réaliser tous mes fantasmes. Pas de carte bleue à sortir, pas d'abonnement payant, rien. Tout gratuit. Donc, on télécharge le petit programme, on déconnecte son modem et on double-clique sur l'icône qui est apparue sur le bureau. C'est tout bien automatique comme il faut, le modem va se reconnecter sur un site spécial, sûrement qu'à l'autre bout il y a une petite pièce sombre avec un ordinateur et une fille tout entière dévouée à mon seul plaisir. Mais le problème c'est que le numéro de téléphone de l'ordinateur de la fille est un tout petit peu surtaxé. Jusqu'à quinze euros la minute. À ce prix-là, j'espère qu'elle est jolie. Je ne l'ai pas vue, mon éditeur n'a pas voulu payer pour que je me documente davantage. Mon éditeur croyait que, sur l'Internet, tout est gratuit! Bien sûr, en y consacrant un peu de temps, on arrive à dégoter quelques caméras gratuites qui débitent une image toutes les trente secondes. On peut alors voir une fille un peu déshabillée qui s'ennuie à mourir et qui, par fatigue ou pour ne pas sortir du cadre, fait le moins de gestes possible. Si c'est ça le truc, je vous conseille la télé: au moins c'est filmé correctement et les filles sont de bien meilleures actrices.

Mon problème, c'est que j'écris ce livre au bureau. Et aller visiter des sites de cul du bureau, c'est mal (sauf si on est grand patron). À en croire SexTracker (qui est à Yahoo! ce que les pages de petites annonces des magazines gratuits sont aux grands journaux nationaux) les sites pornographiques reçoivent vingt-sept millions de visites par jour et 70 % de ces visites ont lieu pendant les horaires de bureau. Pour l'Amérique, cela donne un salarié sur cinq qui va visiter ce type de sites depuis son poste de travail. Si un salarié coûte en moyenne vingt-trois euros l'heure et surfe en moyenne une heure par jour de l'endroit où il est censé travailler deux cent vingt jours par an, une entreprise de vingt-cinq salariés dépense vingt-cinq mille cent cinquante-quatre euros pour les fantasmes de ses salariés chaque année. On comprendrait presque que Compaq ait licencié vingt salariés parce qu'ils avaient visité des sites pornographiques depuis leur bureau. Le même SexTracker évalue à 30 % le taux de rentabilité des sites de charme. Quand on sait qu'Amazon n'a jamais réussi jusqu'au début de 2002 à dégager le moindre profit, on se demande ce qu'attendent les start-up du cul pour faire leur entrée en Bourse...



Notes

10.1
M. Kavanagh, «Porn will continue to dominate Web revenue», Marketing Week, 27 mai 1999.
10.2
http://www.crampe.eu.org/statfr.

[] [] [] []
Chapitre suivant: Ta boulangère sur Internet Retour au début: Sommaire Chapitre précédent: Gouverner c'est bâillonner   Table
laurent@brainstorm.fr