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Logiciels à louer

Dans la série des révolutions induites par l'Internet, il y a un grand précurseur qui éclaire d'un autre jour les démêlés du MP3 et des maisons de disques. Ça se débite aussi sous forme de CD et ça relève aussi très souvent du domaine de l'arnaque: les logiciels.

On n'a jamais autant parlé des logiciels libres que depuis la médiatisation du procès organisé par le département de la Justice américain contre l'hégémonie de Microsoft. La firme de Seattle avait tout intérêt à faire de la publicité à tout ce qui aurait pu ressembler de près ou de loin à un concurrent. Mais il aura fallu que tout son service marketing s'y mette pour arriver à faire croire à l'opinion mondiale que Bill Gates était menacé par une bande d'inconnus qui utilisaient l'Internet pour mettre au point des logiciels gratuits.

Il fallait bien ça, surtout quand on voit des gens aussi célèbres (et, dans ce domaine, aussi incompétents) que François de Closets réussir à publier un livre, L'Imposture informatique5.1, sur le thème de l'évolution informatique «détournée de ses finalités par les fabricants, Microsoft en tête, qui l'ont pervertie pour garantir leurs profits» tout en ignorant presque totalement les logiciels qui, justement, ne garantissent aucun profit à leurs fabricants. Linux, un système d'exploitation «libre», n'est cité qu'une fois comme solution de remplacement au «tout Microsoft». C'est dire le sérieux du livre et de son auteur.

Certes Microsoft et tous les autres loueurs de logiciels commerciaux pervertissent l'évolution de l'informatique. Mais il existe d'autres types de fabricants de logiciels que François de Closets a choisi d'ignorer. Heureusement.

La liberté expliquée aux marchands

Les logiciels libres sont un des phénomènes les plus simples à comprendre. Il suffit d'oublier un peu la sacro-sainte loi du marché tout-puissant. Si toutes les relations humaines sont fondées sur un mélange de compétition et de coopération, on peut dire que les logiciels propriétaires ont pour seul ressort la compétition alors que les logiciels libres reposent sur un mélange des deux.

Un logiciel, c'est un programme d'ordinateur, c'est-à-dire une suite d'instructions que l'ordinateur effectue pour réaliser une tâche donnée. Cette suite d'instructions est rédigée par un programmeur, ou par une équipe de programmeurs, et appartient donc au domaine des œuvres de l'esprit, exactement comme une partition de musique écrite par un ou plusieurs compositeurs. Pourtant, si un musicien peut aisément déduire une partition en écoutant une œuvre, ou si n'importe quel lecteur est capable de savoir quels mots un auteur a utilisés pour rédiger son roman, il est impossible pour un programmeur de déduire les instructions utilisées pour écrire un logiciel. S'il faut faire un parallèle avec une autre œuvre de l'esprit, on doit comparer un logiciel avec une peinture: un autre peintre que l'auteur pourra en réaliser une copie mais pas utiliser les mêmes couleurs ni effectuer les mêmes gestes, il ne pourra rien faire de plus que tout recommencer. Sauf, bien sûr, si le peintre d'origine fournit, en même temps que son œuvre, la liste des teintes qu'il a utilisées et la technique selon laquelle il a procédé. Dans ce cas, on pourrait appeler cette peinture une «peinture libre».

Un logiciel libre est un programme informatique qui, plutôt que d'être vendu sous la forme d'une icône sur laquelle il faut double-cliquer et qui fait plus ou moins ce qu'on attend d'elle, est fourni avec tout le schéma de montage qui a permis de le créer. Le programmeur fournit à ses clients non seulement une version directement compréhensible par le microprocesseur mais aussi et surtout la suite d'instructions qu'il a inventée pour que son programme fasse telle ou telle tâche.

Imaginez que l'on vous vende une voiture dont le moteur serait scellé, dont le mode d'emploi serait limité à l'usage du volant, du démarreur et des pédales, et que vous ayez l'obligation, pour disposer des clés, de signer un papier par lequel vous accepteriez que votre voiture soit fournie sans la moindre garantie ni de durée, ni même de fonctionnement. Cette voiture est un logiciel propriétaire. Un logiciel comme ceux qui sont vendus par Microsoft, par exemple. Enfin, quand je dis vendu, je pense plutôt loué, et encore, parce que ce que vous acquérez en pratique c'est un droit d'usage du cédérom qui vous est fourni, et rien d'autre. Imaginez maintenant que l'on vous vende non seulement la voiture mais en plus le schéma de montage, les pièces de rechange et jusqu'à la documentation qui vous permettra de monter votre propre usine privée. Voilà la description la plus exacte d'un logiciel libre: n'importe qui peut le démonter pour voir comment il marche et se fonder sur son fonctionnement pour en fabriquer un nouveau.

L'Internet brisé, l'Internet martyrisé mais l'Internet libéré!

Internet ne fonctionne que parce qu'il repose sur des normes comme TCP/IP qui permettent notamment de visualiser sur un Macintosh une page web réalisée sur un PC. Pourtant, il n'existe aucun intérêt commercial pour un vendeur de logiciels propriétaires à faire en sorte que le programme qu'il vend puisse fonctionner sur n'importe quel ordinateur de n'importe quelle marque. Tout utilisateur d'un ordinateur a connu, un jour ou l'autre, la douloureuse (et vaine) expérience d'essayer de lire une disquette créée par un logiciel différent de celui installé sur sa machine. Il semble légitime de se demander si ce genre de problème n'est pas, au moins en partie, provoqué pour imposer à la terre entière de suivre l'évolution des logiciels propriétaires.

L'intérêt commercial d'un producteur de logiciels est de pousser ses clients à acheter, encore et toujours, la toute dernière version de ses produits. Il n'a donc aucun intérêt à ce qu'ils soient exempts de bugs ou même à ce qu'ils remplissent parfaitement les attentes des consommateurs. Son intérêt est de fabriquer un logiciel qui ne fonctionne que dans un environnement bien précis (parce que ça demandera beaucoup moins de boulot à son équipe technique et pour ses développeurs) et de tendre à l'hégémonie. Il a ainsi tout intérêt à créer son propre langage, dont il sera le seul à connaître les tenants et les aboutissants, et de déposer un brevet sur ce langage pour éviter l'apparition d'une concurrence.

Par conséquent, un truc comme Internet, réseau hétérogène capable de faire dialoguer n'importe quel ordinateur géant avec son lointain cousin, l'ordinateur de bureau, ne doit pas exister. Les données diffusées par le réseau ne doivent surtout pas être lisibles par n'importe quelle version de n'importe quel navigateur. Internet, c'est totalement anticommercial, on ne contrôle rien et il y a de la concurrence de tous les côtés, quelle horreur!

À tel point que Microsoft a tenté de se dégager de cet environnement hostile en créant un réseau qui se voulait parallèle à Internet. MSN (pour MicroSoft network, le réseau Microsoft) devait utiliser un protocole propriétaire spécifique (made in Seattle) mais a dû finalement se plier aux dures lois de l'Internet et revoir ses ambitions à la baisse au point de n'être aujourd'hui qu'une simple galerie marchande de plus. Aujourd'hui, Microsoft a changé son fusil d'épaule et essaye de prendre possession de l'Internet de l'intérieur5.2. Une nouvelle stratégie qui consiste à imposer à chaque nouvelle version de son navigateur (Internet Explorer) de nouvelles extensions - propriétaires et brevetées bien sûr - du langage HTML employé dans la construction des pages web. Le consommateur-otage doit donc de plus en plus souvent mettre à jour ses logiciels et son matériel pour pouvoir accéder à des sites créés avec les dernières versions des outils les plus perfectionnés. Les informaticiens sont pourtant suffisamment compétents pour inventer des formats de fichiers permettant la relecture de documents anciens sur les nouvelles versions des logiciels. S'il ne fallait compter que sur Microsoft et consort, l'Internet n'existerait pas...

On touche là à une énorme contradiction car les gens qui ont construit l'Internet ne sont pas des commerçants, ce sont des universitaires qui ont, dès le début, choisi de partager non seulement leur outil mais aussi leurs recherches sur cet outil. Ils ont donc utilisé des standards ouverts, publiés sans brevet, de façon à ce que les ordinateurs de tous leurs homologues puissent les comprendre. Pour cela, les «recettes» des logiciels qu'ils utilisaient, ce que l'on appelle les sources dans le jargon informatique, ont été mises gratuitement à la disposition du public. Et comme le langage informatique dans lequel étaient écrites ces sources (le langage C) pouvait être lu par tous les ordinateurs, d'autres informaticiens ont pu corriger et faire évoluer les programmes d'origine. C'est sur ce principe que reposent les logiciels libres.

Internet n'aurait pas pu exister sans les logiciels libres et les logiciels libres n'auraient pas connu l'essor qui est le leur aujourd'hui sans l'Internet. À mon avis, ni l'un ni les autres n'auraient pu exister sans un langage informatique défini comme un standard ouvert et non pas comme un produit breveté. On comprend donc que Microsoft n'aime ni l'Internet ni les logiciels libres. Sauf quand la justice s'en mêle.

La part de liberté de l'Internet

Difficile de parler de parts de marché quand on traite d'un objet économique non identifié comme les logiciels libres qui sont, par nature, en dehors du marché. Il existe toutefois quelques chiffres. On sait par exemple que le «marché» des serveurs web - les logiciels sur lesquels les différents navigateurs web vont chercher de l'information - est largement dominé par Apache, un logiciel libre5.3. En fait, 60 % des serveurs utilisent Apache, contre moins de 20 % qui utilisent IIS le logiciel concurrent de Microsoft. Près de 80 % des serveurs qui convertissent les adresses IP (du type 193.56.58.35) en noms facilement mémorisables (du genre www.maboite.com) utilisent le logiciel libre Bind.

En avril 2000, les logiciels libres représentaient plus de 60 % des serveurs offrant le service du courrier électronique. En avril 1999, 74 % des serveurs de l'Internet, tous services confondus, utilisaient un système d'exploitation concurrent de Windows et 46 % en tout utilisaient un système d'exploitation libre5.4. Il s'agit de chiffres certains, vérifiables, tout simplement parce que ces serveurs sont destinés à accepter des connexions venant de n'importe quel ordinateur dans le monde et qu'à tout instant, un serveur de courrier électronique doit être capable de recevoir des messages destinés à ses utilisateurs. Il suffit donc, pour établir des statistiques précises, de se connecter sur un grand nombre de ces serveurs et de relever le type de logiciel qu'ils utilisent.

Les serveurs, contraints de fonctionner en permanence et d'être résistants aux virus, sont donc très largement soumis à la loi du logiciel libre. L'écrasante majorité des virus informatiques utilisent des failles des logiciels clients de Microsoft pour détruire les données des disques durs. Il est logique, du point de vue des fabricants de virus, que les attaques se concentrent sur ces logiciels puisqu'ils équipent la grande majorité des PC. Mais est-ce la seule raison? Ces logiciels ne présentent-ils pas de nombreuses failles les rendant très vulnérables?

On a beaucoup parlé de Code Red, le fameux virus qui a attaqué le serveur de la Maison-Blanche. Ce virus exploitait une faille du logiciel IIS, le concurrent d'Apache mis au point par Microsoft. Seuls les ordinateurs qui utilisent ce logiciel propriétaire ont participé - involontairement - à cette attaque alors qu'il est beaucoup moins répandu qu'Apache. Microsoft est-il incapable de fabriquer des logiciels à l'épreuve des pirates ou bien un simple calcul risque/bénéfice le conduit-il à ne pas investir dans la sécurité?

Attrition.org, qui recense les pages web détournées par des pirates, a calculé que les serveurs de Microsoft, qui représentent au mieux 25 % du marché, équipent 58 % des serveurs piratés. Si les pirates attaquent majoritairement les logiciels de Microsoft, ce n'est donc pas parce qu'ils sont majoritaires mais parce qu'ils sont particulièrement mal conçus.

En plus d'être préservés des piratages, les logiciels libres présentent de nombreux autres avantages. Puisque leur source (la «partition» d'origine) est publique, les failles peuvent être corrigées par n'importe qui et les rustines diffusées très rapidement. Le système de développement coopératif répond d'abord aux besoins des utilisateurs (puisque ce sont eux qui perfectionnent les logiciels) et pas à des exigences commerciales (dont François de Closets nous apprend qu'elles vont en sens inverse de celles des utilisateurs, et sur ce point-là au moins nous sommes d'accord). Leurs standards ouverts permettent l'échange de fichiers utilisables par tous et chaque nouvelle version d'un logiciel reste compatible avec des documents créés par les versions antérieures.

La vraie nouvelle économie de l'Internet

Depuis toujours, on nous a habitués à payer la distance. La distance c'est l'effort, c'est l'espace, c'est l'argent. Pourtant, sur l'Internet, se connecter à un site aux antipodes revient au même prix que se connecter à un serveur installé de l'autre côté de la rue.

Si le prix de la connexion à un site en France ou au Japon est le même, c'est tout simplement parce que les coûts sont uniformément répartis et partagés. L'étudiant japonais qui a besoin de se connecter sur une machine française paie lui aussi, par ses impôts ou ceux de ses parents, une partie de la connexion de l'homme d'affaires français sur le site japonais de Sony. Il coûterait plus cher d'essayer de mesurer la «distance» entre deux correspondants échangeant des e-mails que de simplement partager la facture globale entre tous les opérateurs et leurs clients à travers le monde. La distance dans la planète Internet ne veut pas dire grand-chose, il est même courant de voir des données envoyées de Paris transiter par le Japon avant d'arriver à Toulouse.

Et pourtant la gratuité sur l'Internet n'est souvent qu'un mythe. S'il existe des fournisseurs d'accès gratuit, c'est parce qu'ils touchent une partie du prix payé par l'utilisateur à son opérateur téléphonique pour se connecter. S'il existe des services de courrier électronique gratuits, c'est parce que les adresses sont des produits vendus aux entreprises de marketing direct. S'il est toujours possible, en cherchant bien, de trouver un site qui diffuse gratuitement un contenu payant ailleurs, c'est que l'auteur du site est un gentil amateur qui va se faire un peu d'argent grâce à la publicité. Si ce livre est diffusé gratuitement sur l'Internet, c'est pour que vous ayez envie de l'acheter en librairie, tout simplement.

Cela ne signifie pas qu'il n'existe rien de vraiment gratuit sur l'Internet, au contraire même, la très grande majorité des sites reposent sur les passions de bénévoles qui, bizarrement, n'axent pas leur communication sur la gratuité. À l'inverse, quand un site ne cesse de s'affirmer gratuit, c'est souvent qu'il a des ambitions commerciales plus ou moins cachées.

Quel est le modèle économique du logiciel libre? Comment se peut-il qu'un produit aussi coûteux en temps de conception qu'un système d'exploitation pour ordinateur soit diffusé gratuitement? Depuis près de dix ans que j'utilise des logiciels libres et que j'en écris, j'ai vu tous les modèles: du petit génie qui fabrique seul dans sa chambre un bidule qui lui sert à un instant donné pour un besoin donné jusqu'au projet planifié dont les promoteurs vont chercher des bénévoles compétents sur toute la planète. Paradoxalement, tous ces gens vivent de leur travail, il leur permet de se faire connaître de clients potentiels à la recherche d'une réponse spécifique comme l'ont fait bien des artistes avec des œuvres qui leur ont permis de décrocher des commandes. Il existe également des modes de financement indirects comme ces entreprises qui financent des recherches sur les logiciels libres, notamment celles qui y ont recours pour leurs serveurs ou qui fabriquent des ordinateurs (IBM a par exemple annoncé son intention de financer les développements de Linux à hauteur d'un milliard de dollars en 2001). Des organismes de tutelle, publics le plus souvent, peuvent créer des outils nécessaires à leur fonctionnement interne et en diffuser librement les sources, c'est le cas d'un très grand nombre de logiciels mis au point dans le cadre d'un troisième cycle universitaire par des étudiants ou des chercheurs.

L'élaboration des logiciels libres peut également être encouragée par les gouvernements, en matière d'éducation particulièrement, pour éviter que les enseignants ne se transforment en commerciaux chargés de former leurs élèves à l'usage de logiciels propriétaires, mais aussi en tant que garants de la pérennité des données publiques. Il est à mon sens du rôle du gouvernement d'imposer aux administrations des logiciels permettant la lecture d'un fichier informatique des années après sa rédaction. Or, à l'évidence, un logiciel propriétaire n'offre aucune garantie de pérennité dès lors que le format des fichiers qu'il stocke ne s'appuie pas sur une norme publique. Il est aussi nécessaire de garantir à l'Éducation nationale la plus grande indépendance possible face au marché, sauf à vouloir transformer nos enfants en otages des fabricants de logiciels. C'est pourquoi les pouvoirs publics doivent imposer l'utilisation de logiciels indépendants du marché, donc de logiciels libres, dans les administrations et prendre à leur charge la création des outils d'apprentissage nécessaires pour ensuite diffuser librement le fruit d'un financement public5.5. Cela semble évident? Ce n'est pas l'avis des gouvernements successifs auprès desquels toutes les associations de promotion des logiciels libres militent sans succès depuis des années.

Les logiciels libres sont l'équivalent informatique de la publication du résultat des recherches dans le domaine scientifique. Ils existent parce que certains programmeurs ont besoin de temps à autre d'exemples de programmes à partir desquels ils pourront élaborer de nouvelles applications. Les informaticiens ne sont pas stupides au point de passer leur vie à réinventer la roue, et lorsqu'un produit est terminé, qu'il soit vendu ou amorti, il ne sert à rien de refuser à ceux qui la demandent la recette qui a permis de cuisiner le plat. Et, lorsque l'on a soi-même profité du savoir des autres pour débuter, il est moral, simplement moral, et pas «commercial» ni «libéral» ni même «libertaire», de partager à son tour avec ses pairs et ses successeurs. On a toujours besoin d'apprendre des autres, en informatique comme partout ailleurs.

Il y a aussi la recherche d'une reconnaissance, le rêve de connaître la gloire en fabriquant le futur concurrent de Word ou de s'imposer comme le meilleur des meilleurs programmeurs. Tout cela est vrai, mais la motivation de fond, la seule qui tienne, c'est qu'un humain qui ne meurt pas de faim aime partager ce qu'il a reçu gratuitement avec les autres humains.

Je sais, je suis un utopiste ignorant des règles économiques de base. La preuve, c'est qu'il existe des gens intelligents qui ont tout compris du marché. Comme ces chercheurs en linguistique de l'université de Caen qui, bien que financés par de l'argent public, interdisent un usage régulier du Dictionnaire des synonymes en ligne qu'ils ont réalisé. Librement diffusé, leur travail faciliterait pourtant l'utilisation des moteurs de recherche fondés sur des logiciels libres en permettant d'accéder aux pages web contenant le mot recherché mais aussi ses synonymes. Mais ils ont si peur de ne pas toucher toutes les royalties possibles... Que leur démarche aboutisse à priver la communauté scientifique tout entière d'un outil qui permettrait pourtant l'accroissement du savoir, quel beau sens de la coopération nous avons là! Quelle belle mentalité que celle de ces scientifiques formés par et pour le marché!

Il en est également ainsi de quelques jeunes entrepreneurs qui profitent des outils élaborés par des abrutis dans mon genre pour créer des start-up. Une fois introduites en Bourse, grâce à la vague de sympathie qui entoure le monde du logiciel libre depuis le procès Microsoft, elles font de leurs fondateurs des milliardaires sur le dos de passionnés qui ne voulaient que partager bénévolement leurs compétences. Ces profiteurs auront beau prétendre œuvrer pour faire avancer la cause du logiciel libre, ils ne seront jamais que soucieux de faire fructifier leurs intérêts.

Les logiciels vraiment libres sont donc certainement une utopie. Dans la vraie vie, un tel modèle économique ne pourrait qu'aboutir au désastre à moins d'être récupéré par le marché. Un tel système, qui casse la logique des brevets érigée en modèle par les sociétés commerciales et de plus en plus souvent par les structures publiques, mondialisation et pensée unique obligent, et présentée comme la seule façon de rentabiliser la recherche, serait bien trop nocif et contre-productif.

À une époque où même les artistes réfléchissent d'abord à la rentabilité plutôt qu'à la création, une grande part de la tribu informatique se met pourtant à renverser le modèle du «chacun pour soi» et affirme haut et fort qu'une idée, fût-elle traduite en langage informatique, n'est pas produite par une personne seule mais d'abord par toute la société. Une idée n'appartiendrait à personne parce que personne ne peut avoir d'idée qui viendrait du néant, quelle drôle d'idée!

C'est comme l'Internet: tout cela n'a aucune raison d'exister. Un machin qui se fonde davantage sur la coopération que sur la compétition, dans le monde d'aujourd'hui, ça n'existe pas, ça n'existe sûrement pas. Une société qui choisirait de fonctionner ainsi s'effondrerait certainement sous le poids du marché. C'est écrit. Et si, finalement, les dinosaures n'étaient pas ces informaticiens qui n'ont pas encore voulu comprendre que la compétition économique est la seule valeur que partagent les humains?

Si ce n'est qu'il faut bien se rendre à l'évidence: le logiciel libre existe et se développe même quand le marché essaie de le récupérer ou quand telle ou telle université oublie sa mission de diffusion du savoir. Et sa qualité n'est plus à démontrer. La coopération existe bel et bien, sur l'Internet comme dans nos sociétés, et de plus en plus de citoyens, convaincus que le bonheur ne s'acquiert pas par la compétition, tentent de remettre en cause l'égoïsme général. À vous de décider dans quel monde vous choisissez de vivre. Dans le mien en tout cas, les logiciels libres existent bel et bien. Et les programmeurs heureux aussi.



Notes

5.1
François de Closets et Bruno Lussato, L'Imposture informatique, Fayard, 2000.
5.2
Sur les revirements de Microsoft, on lira le livre de Roberto di Cosmo, Le Hold-up planétaire, Calmann-Lévy, 1998.
5.3
Voir http://www.netcraft.com.
5.4
Voir http://www.leb.net/hzo/ioscount/index.html.
5.5
Voir http://www.ecole.eu.org/loilibre.html qui présente une proposition de loi sur le sujet.

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