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Liberté, égalité, responsabilité

L'Internet est le repaire de tous les pirates, les néonazis et les pédophiles que compte la planète, tout le monde le sait puisque tout le monde le dit.

La première émission de télévision qui ait été entièrement consacrée à l'Internet date de décembre 1995. Ce soir-là, on a pu découvrir, grâce à «La marche du siècle», qu'outre quelques sites amusants comme celui du Louvre ou de la bibliothèque du Congrès, on ne trouvait guère sur l'Internet que des pirates, des néonazis et des pédophiles. Après tout, puisque des intellectuels aussi importants que Dominique Wolton ou Françoise Giroud ne cessent de répéter que l'Internet est «dangereux parce que l'information n'y est pas vérifiée par un tiers journaliste», c'est sûrement que la télévision doit dire la vérité, elle...

Rien n'avait changé six ans plus tard, lorsque, début 2001 à un colloque à la Mutualité auquel participaient quelques ministres, un grand patron de la Police nationale a encore pu expliquer très sérieusement que, vraiment, l'Internet est le lieu où les délinquants de tout poil se retrouvent pour donner libre cours à leurs activités illégales en toute impunité. Et d'ailleurs, les récents événements l'ont bien montré puisque, selon nos gouvernements et sans qu'aucune preuve n'en ait été fournie, c'est bien sur Internet qu'ont été préparés les attentats du 11 septembre 2001. On imagine mal, en effet, que de telles horreurs puissent se passer sans qu'il en soit la cause! Le téléphone, le fax, le papier, les cutters, les avions et les chaussures n'ayant eu aucune part dans ces opérations suicides, c'est évident.

Mais alors, que fait la police?

Elle fait ce qu'on lui demande de faire et surtout ce pour quoi elle a été formée. En matière de nouvelles technologies je peux, pour en avoir discuté avec des policiers et des gendarmes, affirmer que le niveau de formation de ceux qui se sont autoproclamés «spécialistes» est pour le moins... disons faible. J'ai même rencontré un gendarme, sans doute impressionné par ma fiche aux Renseignements généraux, qui m'a dit quelque chose comme: «Si vous devenez ministre un jour, n'oubliez pas la formation de la gendarmerie», alors qu'il était là pour m'interroger comme témoin dans le cadre d'une commission rogatoire!

Pourtant, globalement, la police fait son boulot du mieux qu'elle peut. Quand elle enquête, elle trouve, tout aussi souvent sinon plus que dans les enquêtes traditionnelles, l'auteur d'un délit commis sur l'Internet. Tout simplement parce qu'il est techniquement très difficile de se cacher sur l'Internet, tout ce qu'on fait laisse des traces. Mis à part quelques pirates qui sauront comment passer par quarante-deux machines éparpillées dans le monde pour pouvoir insulter leur copain d'école sans se faire repérer (tout en signant de leur vrai nom parce qu'ils sont fiers d'être cons), la grande majorité des délinquants sur Internet n'ont pas la formation qui leur permettrait de ne laisser aucune trace.

En somme, il est bien plus aisé de passer inaperçu dans le vaste monde que sur l'Internet. D'ailleurs, les mêmes qui expliquent un jour que l'Internet est une vaste zone de non-droit remplie de méchants pédo-nazis pirates démontrent, le lendemain, pour faire passer une autre pilule, qu'il est dangereux car de vilains commerçants peuvent tout savoir sur leurs clients. Comment expliquer dans le même temps que les commerçants peuvent pister les internautes quand la police serait, elle, incapable de retrouver des délinquants avec tous les indices du monde?

Il n'y a rien à expliquer, bien entendu. Comme tout ce que vous lisez au sujet d'Internet, que ce soit dans ce livre ou ailleurs, la première question qu'il faut se poser est celle de l'intérêt de celui qui parle. Ceux qui parlent de l'Internet le font rarement pour autre chose que pour des raisons commerciales, politiques ou juridiques. Et quand ce n'est pas par intérêt, c'est bien souvent par simple instinct de survie: Internet est devenu un passage obligé de tout discours public et ne rien avoir à dire à son sujet est totalement suicidaire. À ce sujet, je me souviens avec délice d'un haut responsable trotskiste venu me demander, après une conférence sur les logiciels libres que j'avais faite à l'université d'été de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), de l'aider à comprendre ce réseau «au sujet duquel la LCR doit absolument avoir une opinion». Et je dois ces jours-ci participer à une réunion pour aider Robert Hue à définir ses propres opinions sur ce sujet.

Pour se convaincre que l'Internet est bien loin d'être la bonne planque pour pédophiles décrite par certains, il suffit de suivre attentivement l'actualité qui est très régulièrement alimentée par le démantèlement de réseaux pédophiles agissant sur l'Internet. C'est bien la preuve que le réseau ne leur procure aucune protection particulière et permet même de les traquer plus facilement. En réfléchissant un peu, on se rend vite compte que la pédophilie n'a rien à voir avec le développement des réseaux. Qui voudrait croire que les pédophiles ne sont actifs que sur l'Internet? Qu'avant de découvrir un nouvel outil de communication, ils n'avaient jamais pensé aux petits enfants? Que s'ils n'avaient pas utilisé un réseau où il est si difficile de se cacher, ils auraient été repérés aussi facilement? Combien de réseaux pédophiles étaient démantelés, chaque année, avant l'apparition de l'Internet grand public? Et combien depuis? Est-ce qu'il vaut mieux ne pas les voir ou les laisser se démasquer? Est-ce qu'en cachant la saloperie sous le tapis, elle disparaît?

Pourtant la priorité des autorités semble être d'empêcher les pédophiles d'utiliser l'Internet plutôt que de les arrêter. Or, s'il est compréhensible que l'on ne souhaite pas leur faciliter la vie (encore heureux!) en les aidant à diffuser leurs monstruosités, il est plus difficilement défendable que l'on fasse tout pour les pousser à se cacher. Le premier texte de loi français à avoir pris en compte l'existence de l'Internet est l'article 222-28 du Code pénal. Il aggrave la peine encourue lorsque la victime d'une agression sexuelle «a été mise en contact avec l'auteur des faits grâce à l'utilisation, pour la diffusion de messages à destination d'un public non déterminé, d'un réseau de télécommunications». Une agression sexuelle est donc bien plus grave si l'on a rencontré son agresseur sur l'Internet. C'est connu!

Toujours aussi populiste, également voté en 1998 à un moment où il fallait propager l'idée que le réseau était dangereux et qu'il fallait le réguler, l'article 227-23 aggrave les peines encourues pour la diffusion d'une image pornographique représentant un mineur si cette image est diffusée par l'Internet. C'est toujours très logique, la société subit un préjudice bien plus grave quand l'image passe par le courrier électronique plutôt que par la poste, sous pli scellé et sans que quiconque ne puisse l'intercepter! Cet article punit également la diffusion d'une «représentation» d'un mineur un pédophile qui diffuse ses dessins de petits garçons sur Internet encourt une peine plus grave que s'il viole un vrai bambin ou que s'il se contente d'envoyer les photos de son forfait par la poste! À ce stade ce n'est plus de la démagogie. C'est plutôt de délire psychotique qu'il faut parler.

L'Internet est un outil commun de diffusion de l'information et comme sa gestion est partagée par un très grand nombre d'opérateurs, il est presque impossible de savoir quel chemin va emprunter une information. En revanche, on peut très facilement en repérer l'origine et donc, quand des pédophiles se réunissent sur l'Internet, c'est comme s'ils se réunissaient en public. À tel point qu'en Allemagne, une cellule spéciale de la police est chargée de «patrouiller» sur le réseau afin de traquer les extrémistes nazis qui s'y vautrent. Le mythe de l'impunité s'effondre.

Encore faudrait-il que des plaintes soient déposées. Il ne sert à rien que les élus ou les associations s'émeuvent et demandent une nouvelle législation si les citoyens négligent leurs droits. Les lois existantes s'appliquent très bien sur l'Internet, il suffit de les connaître. Mais quand des parlementaires, comme Michel Caldaguès, montrent le mauvais exemple, on ne peut pas reprocher leur ignorance aux citoyens (cf. page 72).

Le vide juridique qui prévaudrait sur l'Internet n'est donc qu'un mythe. Les actes pédophiles sont interdits dans tous les pays du monde. La diffamation est condamnée même aux États-Unis, pourtant si fiers de leur premier amendement qui autorise les pires discours de haine tant qu'ils ne s'en prennent pas à un individu en particulier. En France, plus particulièrement, la première question qui se pose est la caractérisation d'un délit commis sur l'Internet et, donc, le choix du texte qui servira de fondement à une éventuelle plainte. Lorsqu'un particulier dénonce publiquement les méthodes commerciales douteuses d'une entreprise en citant une marque déposée, en appelant au boycott et au piratage du site de l'entreprise mise en cause, s'agit-il d'une entorse au droit commercial? D'un délit civil, pénal? D'une atteinte à la loi sur la presse de 1881? D'une incitation au piratage prévue et punie par l'article 462-8 du Code pénal? Ce n'est plus le vide, c'est le trop-plein.

L'Internet est à la fois un support de correspondance privée et d'expression publique. Or, il n'est pas toujours si facile de distinguer l'un de l'autre, bien qu'il existe une circulaire ministérielle8.1 méconnue (y compris de pas mal de juristes que j'ai rencontrés) qui définit la correspondance privée au regard de la communication publique. Ce texte affirme ainsi que «la communication audiovisuelle se définit par opposition à la correspondance privée. Il y a correspondance privée lorsque le message est exclusivement destiné à une (ou plusieurs) personne, physique ou morale, déterminée et individualisée. À l'inverse, il y a communication audiovisuelle lorsque le message est destiné indifféremment au public en général ou à des catégories du public, c'est-à-dire un ensemble d'individus indifférenciés, sans que son contenu soit fonction de considérations fondées sur la personne».

Nous voilà bien avancés: selon que l'auteur d'un contenu connaît ou non à l'avance la liste de ceux qui liront son œuvre, le droit qui s'appliquera sera différent. Ce qui trace une limite entre correspondance et communication quelque part entre le site dont l'accès est protégé par un mot de passe connu seulement de ceux auxquels l'auteur a prévu de s'adresser et le site dont l'accès est limité de la même façon mais dont les archives sont accessibles à tous les futurs abonnés. Enfin, je suppose... À l'évidence, nous ne manquons pas de lois pour encadrer les usages de l'Internet. Qu'il s'agisse de commerce, d'utilisation des données personnelles, de piratage, d'incitation à la haine raciale, de pédophilie, les lois sont là. C'est leur application qui est souvent complexe et quand on sait que la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) disposait, en 2000, en tout et pour tout de quarante fonctionnaires pour faire respecter la loi sur l'utilisation des fichiers informatiques face aux millions de sites qui s'en servaient, il est sans doute légitime d'être porté à un certain désespoir. Mais est-ce en créant de nouvelles lois qu'on rendra plus aisée l'application des anciennes?

Pourtant, l'Internet a ceci de particulier que, lorsqu'on y constate un délit, on cherche systématiquement un intermédiaire technique capable d'y mettre fin, sans jugement, sans garantie des droits de celui ou celle que l'on souhaite faire taire. Ainsi, il ne se passe pas un jour sans que les fournisseurs d'accès ne reçoivent des lettres de protestation de leurs clients qui leur demandent de «transmettre au service concerné» des réclamations sur les contenus, quand ce n'est pas carrément de «faire cesser» des délits supposés. Comme si le fournisseur était capable, lui, de savoir quelle est la loi et comment l'appliquer quand même les meilleurs juristes ont du mal à s'y retrouver. Combien de lettres un directeur de grand magasin reçoit-il de clients qui se plaignent de s'être fait dérober leur portefeuille dans ses rayons? Je ne sais pas. Sans doute très peu car dans la vraie vie, on va se plaindre à la police et à la justice, pas aux «intermédiaires».

Pourquoi n'a-t-on pas le même réflexe sur l'Internet? Pourquoi des intermédiaires techniques devraient-ils assurer les fonctions qu'un État de droit réserve à ses forces de l'ordre? Quand on vous pique votre portefeuille, vous allez vous plaindre au commissariat le plus proche et vous ne parlez pas de vide juridique au seul motif que le voleur existe et que l'État ne peut pas faire disparaître le vol à la tire sans devenir un État policier qui encadrerait chacun de ses citoyens par des caméras et placerait des gendarmes partout. Pourtant, sur l'Internet, c'est exactement ce qui se passe. Reste, évidemment, que l'application de nos lois à des services situés en dehors du territoire national et cependant aisément accessibles via l'Internet pose un problème d'une autre ampleur.

Plaideurs, mais pas plus

Je milite depuis longtemps pour que ceux qui s'attachent à combattre les délits liés à l'expression publique s'impliquent un peu plus sur l'Internet. Les associations antiracistes, par exemple, devraient apporter la contradiction aux négationnistes dans les forums de discussion, au lieu de laisser de simples citoyens sans documentation ni formation combattre seuls des gens organisés pour diffuser au mieux leur propagande puante.

Mais tous préfèrent se plaindre, de loin, dès qu'on leur rapporte n'importe quel débordement, affirmant que l'Internet est le repaire de tous les maux qu'ils combattent ailleurs. Mais que ne viennent-ils pas les combattre là où ils sont aujourd'hui? C'est vrai, on trouve plus souvent un négationniste sur l'Internet qu'ailleurs, les fascistes de tout poil ont beau jeu de s'y vautrer dans leur fange quotidienne d'insultes et de mensonges, les sectes de l'utiliser comme un nouveau terrain de jeu. Ces malades, ces fous, ces extrémistes, ces manipulateurs sont limités dans leur parole partout ailleurs, à l'instar du citoyen «normal» qui n'avait lui non plus, avant l'Internet, aucun lieu d'expression public à sa disposition. L'Internet leur offre les moyens de se regrouper, de se former les uns les autres et, hélas!, de devenir plus efficaces. Mais qui voit-on face à eux sinon des femmes et des hommes qui n'ont pour les contrer que leur indignation? Où sont les associations dont le rôle est de défendre les valeurs sur lesquelles repose notre collectivité?

Bien trop souvent, ils sont devant les tribunaux, sur les plateaux de télévision et dans les ministères pour demander que l'État restaure l'ordre public sur le réseau en imposant aux intermédiaires techniques d'interdire l'accès aux contenus litigieux, voire même de mettre en œuvre des systèmes de filtrage sous peine d'être poursuivis en justice. Et ces bien-pensants s'étonnent que certains osent leur opposer la liberté d'expression alors qu'ils ne combattent que la haine, alors qu'ils ne veulent que protéger les enfants. Mais c'est parce que, dans leurs justes combats, ils oublient que toute technique qui permettrait le filtrage sans jugement des contenus concernerait nécessairement toutes les expressions, et pas seulement celles des néonazis ou des pédophiles.

Quand, pour faire taire les ennemis de la démocratie, on demande à l'État de créer des moyens techniques de filtrage, on lui donne aussi des armes pour faire taire toute opposition citoyenne. Si la loi protège bel et bien l'expression syndicale et celle de la presse, aucun recours n'est prévu pour le citoyen qu'on fait taire. Or, le citoyen qui s'exprime n'est normalement soumis qu'au droit commun, il n'a à répondre de ses actes que devant la justice et ne devrait en aucun cas, sous prétexte qu'il utilise un outil plutôt qu'un autre pour s'exprimer, être soumis à d'autres règles, fussent-elles inspirées par les meilleures intentions.

Avec une telle procédure de filtrage sans aucun contrôle de la justice, sans aucune garantie légale, c'est la liberté d'expression de tous les internautes qui est remise en question et, au final, la victoire assurée des ennemis de la démocratie que nos bonnes âmes cherchent pourtant à combattre. En appelant au filtrage privé, on oublie que le fondement même de la démocratie c'est justement la séparation des pouvoirs. On néglige que l'État, bien plus que les juges, est soumis aux pressions des grands groupes financiers et que si notre Constitution fait du juge le seul garant de la liberté d'expression, ce n'est pas par hasard. Quand bien même un tel filtrage serait techniquement possible (et j'entends démontrer qu'il ne l'est pas), demander à des commerçants de décider à la place de la justice de ce qui doit ou non être diffusé, ce n'est pas seulement leur demander «d'avoir une conscience morale» comme Marc Knobel (cf. page 191) l'affirme un peu trop naïvement au regard de son expérience judiciaire (outre le procès contre Yahoo!, il a choisi de poursuivre en justice les principaux fournisseurs d'accès français qui refusaient de filtrer l'accès à front14.org, un site de propagande haineuse situé en dehors du territoire). Bien sûr, quand le MRAP et la LICRA demandent à un fournisseur d'accès d'interdire à ses clients l'accès à tel ou tel site fascisant, sans qu'une décision de justice ne l'impose, on a très envie de les suivre. Mais qu'en sera-t-il lorsque ce fournisseur, au lieu d'avoir ces deux associations respectables face à lui, devra répondre aux injonctions identiques d'une secte, érigée en association elle aussi, et qui lui demandera de fermer le site d'un ancien membre qui dénonce ses pratiques? Et que se passera-t-il lorsque tel hébergeur gratuit, financé par la publicité d'un grand groupe, devra choisir entre la liberté d'expression d'un client qui ne lui rapporte rien et la volonté de son financier de faire taire toute critique?

Ce sont les gesticulations des soi-disant défenseurs de la liberté qui font le jeu du fascisme. Il n'est pas possible techniquement d'interdire la haine sans écorcher la liberté. Le prix à payer pour débarrasser l'Internet des pédo-nazis, c'est tout simplement notre libre parole. Et ce qui est en jeu, c'est la pérennité de l'Internet (au fond, pourquoi ne pas le détruire ou le transformer en un outil strictement réservé au commerce électronique?, au moins le problème serait réglé) en tant que moyen d'expression.

De toute façon, et quoi qu'en dise Philippe Breton8.2 quand il comprend de travers Vinton Cerf (qui fut, en tant que «créateur» de l'Internet, un des experts choisis pour proposer des solutions de filtrage lors du procès Yahoo! et qui a déjà fait savoir que ses propos avaient été largement déformés lors du jugement), tout technicien un tant soit peu compétent, américain et inventeur d'Internet de surcroît, vous dira la même chose. Il n'est pas possible de filtrer l'accès à un site situé à l'étranger, sauf à vivre dans un État policier. On peut, comme dans certains pays, n'avoir accès au réseau que via un opérateur nationalisé qui obéit aveuglément à toute demande de filtrage d'un site étranger. La Tunisie, pour ne citer qu'elle (mais la Chine, entre autres, dispose des mêmes «frontières» techniques), interdit à tous ses citoyens l'accès à certains sites. Et je suis bien placé en tant qu'hébergeur du site du Monde diplomatique pour le savoir. Seuls quelques privilégiés capables de payer des télécommunications internationales peuvent visiter ce site à partir du territoire tunisien.

Oui, dans un sens, il est donc possible de filtrer l'accès à des sites néo-nazis situés en dehors du territoire national. Il suffit d'obliger tous ceux qui proposent un accès à l'Internet (fournisseurs d'accès, entreprises, associations, universités et écoles) à passer par un ordinateur central qui filtrerait chaque demande d'où qu'elle vienne en vertu d'une liste noire établie par les autorités. Outre qu'il faudrait à cet ordinateur une puissance de calcul totalement démesurée pour vérifier presque chaque octet, cela reviendrait ni plus ni moins à faire passer tous nos appels téléphoniques par un central unique où des opérateurs humains décideraient si la conversation tenue est légale ou non. Et, bien sûr, il faudrait interdire à tous les citoyens français de se connecter à l'Internet en passant par un fournisseur d'accès étranger au prix d'une communication internationale. Voilà le prix qu'en tant que technicien je fixe aux demandes de filtrage. Et personne, sauf à modifier tous les protocoles en vigueur, tous les logiciels qui utilisent les services du réseau et tous les serveurs de l'Internet, ne vous proposera jamais un prix plus bas que le mien.

Êtes-vous prêt à le payer, vous qui voulez qu'on interdise l'accès à tel ou tel site? Êtes-vous prêt à vivre dans un État policier pour éviter que quelques-uns puissent lire la prose raciste d'une dizaine de fous dangereux? Êtes-vous prêt à faire à ce point le jeu de ceux que vous dites combattre, quand vous réclamez ce filtrage? Philippe Breton a tort de caricaturer les arguments de ses adversaires à ce slogan: «La liberté de communication doit être totale, quel qu'en soit le prix», comme il l'a innocemment dénoncé dans Libération en titrant son texte «Internet, zone de non-droit». Ce que nous affirmons en revanche, c'est que le prix à payer pour faire de l'Internet la «zone de tous les droits» consiste à transformer notre pays en dictature. Quand chaque citoyen a un policier derrière le dos, c'est vrai que les délits sont rares. Non, la censure n'a pas que de bonnes raisons d'exister. Et les associations qui croient défendre la démocratie en demandant à l'État de limiter la liberté d'expression oublient trop souvent que les pires ennemis de cette liberté sont ceux-là mêmes qu'ils croient combattre.

Ce qui est possible et souhaitable, c'est de combattre la haine pied à pied, face à face, de punir la haine lorsqu'elle contrevient à la loi sur notre propre territoire. Pas de l'interdire ou de la faire interdire dans des pays où l'histoire et la culture ne sont pas les nôtres. On peut cependant utiliser les mêmes armes que l'adversaire, l'Internet et les réseaux sont un formidable moyen d'action contre les fanatiques parce qu'ils permettent une diffusion plus large de l'Histoire et de ses horreurs. Comme il est dommage que les grandes associations de lutte contre toutes les formes de racisme ne participent pas aux forums de discussion qu'ils dénoncent! Comme il est dommage que si peu de documents historiques soient mis en ligne pour servir ceux qui, chacun dans leur coin, combattent les ennemis de la démocratie! Comme il est dommage que nos associations perdent leur temps et jouent contre leur propre camp dans des procès aussi médiatiques qu'inutiles!

Censurer l'accès à l'Internet ne fera pas disparaître les obscénités qu'on y trouve, leur diffusion s'en trouvera un petit peu plus compliquée, c'est tout. «Cachez ce sein que je ne saurais voir...» Une telle solution ne ferait d'ailleurs que conforter l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) - célèbre dans le petit monde de l'Internet pour avoir intenté des procès à tout le monde, le plus souvent à côté de la plaque - qui la pratique déjà sur son propre site. Dans le forum qui permet à ses membres de débattre publiquement de l'action de l'association, les contradicteurs de la ligne défendue par la direction sont aussitôt censurés8.3. Les contributions qui contestaient les méthodes de l'UEJF ont mystérieusement disparu du forum.

Mais la restriction des moyens d'expression n'a jamais fait disparaître le fanatisme ni le crime. Tout ce qu'elle permet, lorsqu'elle est «efficace», c'est de laisser la population dans l'ignorance. Quelle belle idée pour une dictature! Comme c'est facile! Comme c'est irresponsable aussi!

Débat public et responsabilité

Quiconque a un jour participé à un forum de discussion sait qu'il n'existe pas de liberté de parole sans responsabilité. Dire ce que l'on a à dire n'est pas uniquement un droit fondamental, c'est aussi une responsabilité dont la valeur est trop souvent minimisée. Un homme qui ose défendre son opinion dans un débat public ne peut être que transformé par l'expérience. En bien, le plus souvent.

Enfants, on nous a appris à ne parler que lorsqu'on nous y autorisait, à nous taire devant les grands. Adultes, nous ne savons pas comment prendre la parole en public et nous en avons peur. Nous devons nous contenter de répéter ce que l'on nous dit, de discuter du journal télévisé de la veille et de colporter les platitudes les plus vides. Pourtant, donner son avis sur une question, même anodine, et se voir contredit par des ignorants ou par des érudits est un acte important, difficile, voire dangereux.

Ainsi, en 1996, un jeune Belge a posté une blague raciste dans un forum public. Rien de grave, la connerie n'est pas un délit, mais sur l'Internet, tout prend souvent des dimensions disproportionnées. Dans son ignorance, le jeune homme n'avait pas noté l'agitation qui entourait les tout premiers articles racistes (mais méchamment racistes, ceux-là) postés dans ces mêmes forums publics depuis le même fournisseur d'accès belge qu'il utilisait. Du coup, il a subi l'ire de tous les lecteurs du forum, dont certains se sont plaints auprès de l'école de musique indiquée dans sa signature. Et d'où le gamin s'est aussitôt fait virer, sans avoir le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Injuste? Oui sans doute. Mais exemplaire à plus d'un titre.

Il ne viendrait à l'idée de personne, sauf de quelque suicidaire, d'entrer dans un bistrot pour insulter tous les clients. Pourtant, sur l'Internet, on débarque comme si on était chez soi - et d'une certaine manière, on est bel et bien chez soi quand on se connecte - et on s'exprime de la même manière qu'en privé. Mais le problème, c'est qu'on est dans un espace public. Notre jeune Belge l'a appris à ses dépens et m'a ému quand, au téléphone, il m'a expliqué qu'il n'avait pas pensé que sa blague raciste serait lue par des milliers de personnes et que certaines se sentiraient blessées. Il avait l'impression de discuter avec quelques potes réunis autour de lui, rien d'autre.

Son erreur est compréhensible. Comment ne pas se tromper alors que l'Internet est couramment décrit comme un gadget familial bien utile pour faire ses courses ou pour envoyer les photos du petit dernier à la famille et rien d'autre? Pourtant, la démocratisation de l'expression publique est une nouveauté sociale d'une importance capitale: toutes ces techniques permettant de convaincre, de débattre, de présenter des arguments et d'apprendre à contrer ceux de ses opposants, de constater qu'on vous écoute, qu'on tient compte de votre discours, tout cet apprentissage qui dans le passé ne concernait que les militants actifs des partis politiques et des syndicats est aujourd'hui accessible à tous. Il n'est pas seulement question de rendre possible l'exercice réel d'un droit fondamental, il est aussi question d'une évolution de la société. D'une évolution profonde.

Parce que tous ceux qui apprennent que leur parole compte, et qui l'apprennent en dehors des structures préétablies (dont ne peut sortir qu'un discours lui aussi préétabli), tous ceux-là peuvent (et le font de plus en plus) prendre part aux débats publics, y compris en dehors du réseau. Ils peuvent le faire avec une vision et des opinions qui ne sont représentées nulle part dans le paysage politique et, en étant responsables de leur propos, ils le font mieux que certains habitués des discours creux. Vous souhaitiez un monde dans lequel la conscience sociale et l'implication des citoyens dans les débats de société fussent accrues? Méfiez-vous, vous pourriez être exaucé.

Ce jeune Belge a donc appris, à la dure, ce qu'est une parole publique. D'autres, plus chanceux, le comprennent quand un beau jour ils disent une grosse connerie en public et doivent remballer leur ego gonflé par cette toute nouvelle liberté (ce fut mon cas). Les plus sages s'en aperçoivent sans même user de la liberté potentielle et, parfois, font même le choix de ne pas en user du tout. La liberté de parole ne va pas sans une responsabilité sociale plus grande que celle du silence, à laquelle nous étions habitués vous et moi, simples citoyens. On ne doit pas donner son avis en public sans accepter d'être responsable de ses paroles, dans l'immédiat et surtout dans l'avenir, parce que l'Internet n'oublie jamais rien.

Les participants aux forums de discussion s'inquiètent souvent que, des années plus tard, n'importe qui et, notamment, des employeurs potentiels puissent retrouver la trace de leurs écrits. Cette inquiétude est légitime, même si une entreprise n'a légalement pas le droit de faire de discrimination à l'embauche en se fondant sur les opinions d'un candidat. Mais on n'empêche pas une infraction en refusant d'assumer ses responsabilités. Ce n'est pas parce que vous utiliserez un pseudonyme que vous combattrez le comportement de l'employeur qui fouille votre passé politique avant de signer votre contrat. Et je ne suis pas sûr que vous aimeriez travailler pour lui, même si vous vous êtes protégé contre une éventuelle discrimination. Il me semble au contraire que c'est en assumant vos propos que vous gagnerez le droit de vivre dans une société plus juste.

Assumer la responsabilité de ses opinions et éviter d'avoir à subir un préjudice illégal parce que l'on assume ses idées sont deux problèmes distincts. Si Renaud Camus (l'auteur de La Campagne de France dont certains passages antisémites ont déclenché une vive polémique au printemps 2000) venait un jour me demander de l'embaucher, je refuserais certainement d'accorder plus qu'un regard outragé à son curriculum vitae. Il ne fait aucun doute non plus que, assumant mes responsabilités, je lui dirai pourquoi je rejette sa candidature. Et il va de soi, qu'il aurait dès lors parfaitement le droit de me poursuivre en justice. Est-ce une raison pour que Renaud Camus cesse de publier ses opinions? Est-ce une raison pour qu'il le fasse caché derrière un vrai prête-nom dont on suppose qu'il ne risquera jamais d'avoir à chercher un job? Je ne vais pas me faire que des amis avec ce livre, c'est certain. Peut-être devrais-je le publier sous un pseudonyme pour ne pas avoir à dissimuler mes opinions devant mes proches? Est-ce dans ce monde-là que nous voulons vivre, dans un monde où il faudrait se cacher pour parler de peur d'avoir à assumer? Risquer qu'on vous renvoie un jour votre passé public à la figure, c'est une responsabilité énorme dont il faut prendre conscience quand on pianote sur son clavier.

Net sous X

Certains pourtant rejettent cette responsabilité avec des arguments solides, notamment la loi Informatique et Liberté qui prévoit que l'inscription dans une base de données doit être de durée limitée et qui instaure un droit à l'oubli informatique. C'est vrai, mais ce texte traite de fichiers privés, de fichiers réalisés, pour leur propre usage le plus souvent, par des entreprises qui les exploitent sans rendre public leur contenu. Il n'a jamais été prévu pour garantir un droit à l'oubli de la parole publique. Vous pouvez archiver sur ordinateur le discours de tous les hommes politiques sans avoir à déclarer quoi que ce soit à la CNIL chargée de faire respecter la loi en question. Même si la parole publique use d'un outil informatique pour être diffusée et archivée, elle reste d'abord et avant tout publique.

D'autres affirment que dans bien des cas, il est trop risqué de parler en public et que l'anonymat doit être garanti pour que certaines vérités soient dites. Bien sûr. Je n'imagine pas devoir révéler mon nom lorsque je demande, dans un forum public, comment faire pour soigner discrètement la blennorragie que j'ai contractée en fâcheuse compagnie. Tout comme il est légitime qu'un opposant à une dictature utilise Internet pour publier son opinion en dissimulant son identité. Sauf qu'il aurait bien tort de se croire alors intouchable, qu'on le déplore ou non. Comme le dit justement une maxime célébrissime, «sur l'Internet personne ne sait que vous êtes un chien». Ce qui vous autorise non seulement à disposer d'autant d'adresses électroniques gratuites que vous le voulez, mais aussi à les utiliser à bon escient pour, par exemple, demander une aide médicale sans dévoiler votre identité. Cela n'empêchera pas la justice (et seulement elle) de remonter jusqu'à vous si, plutôt que pour demander des renseignements anodins, vous utilisez les forums pour essayer de vendre de la drogue. Mais ça empêchera certainement votre petite amie d'apprendre que vous la trompez et que vous êtes contagieux (enfin ça, elle s'en apercevra peut-être). Et pour peu que vous n'utilisiez pas le matériel de votre entreprise quand vous souhaitez en dire du mal, votre patron ignorera l'origine de la fuite qui l'a conduit devant un juge d'instruction.

En revanche, si la justice est aux ordres d'un pouvoir quelconque, alors vous ne serez pas à l'abri de représailles, même si vous utilisez une adresse électronique anonyme. Pas plus d'ailleurs que si vous vous déguisez pour aller manifester devant le palais du dictateur que vous combattez. Si je suis persuadé que l'Internet permet d'augmenter le niveau de liberté publique dans les pays démocratiques, je doute que son usage puisse aider une opposition à faire tomber une dictature. Celle-ci aura toujours les moyens de retrouver l'auteur d'un message. Ne soyons pas naïfs, l'Internet n'est pas la solution à tous les problèmes de ce monde. La seule solution qui reste à un opposant politique désireux de s'exprimer est de passer par un tiers qui, depuis un pays un peu plus démocratique, prendra lui-même la responsabilité de la parole interdite. Cela s'appelle les journaux étrangers. Cela s'appelle aussi Amnesty International.

Mais en aucun cas ce ne doit être l'anonymat lourd que proposent pourtant quelques défenseurs autoproclamés d'une liberté de réflexion totale et irresponsable. Il existe des sites qui servent d'intermédiaires dans la transmission de messages dont ils garantissent que personne au monde, police et justice comprises, ne pourra retrouver l'émetteur. C'est cela l'anonymat lourd que rendent possible ces fanatiques qui usent de méthodes dignes des meilleurs montages financiers protégeant les réseaux de blanchiment d'argent. Un anonymat bien inutile pourtant, surtout dans le cas de notre opposant politique. Un pouvoir policier n'a pas besoin de remonter à l'auteur de propos publiés sur Internet car le plus souvent, ces citoyens turbulents sont étroitement surveillés, Internet ou pas. D'ailleurs, si j'étais un affreux dictateur, je m'empresserais de mettre en place un tel système d'anonymat, trop content que mes opposants utilisent des masques que je leur vends moi-même, c'est tellement plus facile pour les identifier.

De toute façon, une parole politique n'a de valeur que si quelqu'un en assume la responsabilité. Un anonyme est et reste un corbeau, quels que soient les faits qu'il dénonce. Toute information peut être révélée par la médiation d'un journaliste ou d'une association qui prendront la responsabilité de le publier et lui donneront ainsi toute sa valeur. Cet anonymat lourd n'est à ce jour utilisé que par des pirates, des néonazis et quelques pédophiles avertis. Ceux dont la liberté de parole est menacée savent bien, eux, les dangers d'une telle pratique, au contraire des défenseurs d'une totale liberté d'expression à l'épreuve de la moindre responsabilité.

Les jeunes techniciens naïfs qui mettent en place de telles «armes de guerre» font partie des pires ennemis de la liberté d'expression sur l'Internet. Parce que les vrais délinquants, qui sont les seuls à utiliser leurs services, servent de repoussoir à une opinion publique et d'alibi aux autorités dans leurs tentatives pour réguler la liberté d'expression sur Internet. Ils ont beau jeu en effet, ceux qui veulent la fin de cette nouvelle liberté, de déplorer les poursuites impossibles contre les utilisateurs de ces «anonymiseurs» et de réclamer l'adoption de lois liberticides alors qu'une société démocratique devrait au contraire poser le principe de la responsabilité légale des «anonymiseurs» pour les contenus qui transitent par leurs services. Exactement comme un journaliste qui devient responsable des propos qu'il reproduit lorsqu'il choisit de les dissimuler derrière un anonymat total et qui peut refuser, même devant la justice, de dévoiler ses sources.

Si ces «anonymiseurs» acceptaient une telle responsabilité (ou si la loi la leur imposait), alors l'Internet pourrait devenir une véritable arme dans le combat en faveur de la liberté et des droits de l'homme. Tout simplement parce que les responsables de tels services devraient se plier aux mêmes pratiques que les journalistes pour diffuser la parole de leurs clients et qu'ils bénéficieraient des mêmes protections légales. Il faut, hélas!, se rendre à l'évidence, le pouvoir législatif n'a aucun intérêt à adopter des mesures qui lui ôteraient de fait tout prétexte pour réguler l'expression publique. Et les gouvernements qui mettent en place des «anonymiseurs» pour faciliter la tâche de leurs services de renseignements n'ont eux non plus aucun intérêt à se tirer une balle dans le pied. En attendant, les pires dérives de l'Internet viennent toujours de ces services «anonymiseurs». Et ce sont leurs défenseurs qui en sont responsables.

L'apprentissage de la liberté

La liberté d'expression publique ne peut exister sans responsabilité légale, sinon morale, par conséquent celui qui en use doit accepter d'être jugé. J'ai moi-même appris à m'exprimer en public grâce à l'Internet et je pense qu'à terme, nous aurons tous cette possibilité de prendre nous-mêmes la parole avec efficacité sans passer par des intermédiaires. D'où la mise à mal du monopole des hommes politiques ou des médias classiques.

Ça commence doucement. On donne une réponse par mail à une question technique déposée sur un site. On est chaudement remercié. Et puis la fois suivante, quand on retombe sur une question du même genre, on y répond en public, directement dans le forum. Et un autre spécialiste discute un peu la réponse. Et on entre alors dans le débat public. Quelques inconnus se mettent à vous écrire, en privé, pour vous soutenir. Et un jour on décide de publier le résultat de tout cela sur son propre site web. Et d'autres inconnus se mettent à vous écrire, à interagir avec vous. Et puis, petit à petit, on se rend compte que lorsqu'on donne une opinion en public, elle est prise en compte, débattue, contredite ou validée. Soumise au vote même dans certains cas. On a appris que son opinion vaut quelque chose. Et ça change tout.

Quand j'ai débarqué sur l'Internet début 1992, je me considérais comme un simple technicien. Puis j'ai appris à m'exprimer par écrit dans les forums de discussion et je me suis alors aperçu que mes opinions pouvaient être prises en compte par des gens dont j'ignorais tout. Certains se sont même révélés à ce point d'accord avec mes opinions qu'un jour ils ont accepté d'agir avec moi en dehors de l'Internet, quand nous avons constaté la médiatisation de cet outil. Nous avons donc créé l'Association des utilisateurs de l'Internet qui, dès ses débuts, s'est retrouvée confrontée à un texte de loi rédigé par François Fillon, alors ministre de la Communication, et qui prétendait créer un «Conseil supérieur de l'Internet» chargé, déjà, de dicter aux intermédiaires les filtres à appliquer, les sites à censurer, les contenus à effacer. Une censure des contenus diffusés par les citoyens sans contrôle judiciaire et avec pour seul fondement la volonté d'un organisme administratif. Et personne ne disait rien. Nos représentants ont voté ce texte et nous n'avions donc plus que l'espoir de trouver des parlementaires prêts à déposer un recours devant le Conseil constitutionnel contre cette loi liberticide.

Un intense travail de lobbying téléphonique, mené avec l'aide d'autres activistes débutants, a permis de convaincre soixante députés du Parti socialiste de déposer un recours devant le Conseil constitutionnel, lequel a finalement censuré la loi notamment au motif que «s'il [l'État] peut déléguer la mise en œuvre de la sauvegarde des droits et libertés constitutionnellement garantis au pouvoir réglementaire, il doit toutefois déterminer lui-même la nature des garanties nécessaires ; que, s'agissant de la liberté de communication, il lui revient de concilier, en l'état actuel des techniques et de leur maîtrise, l'exercice de cette liberté telle qu'elle résulte de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, avec, d'une part, les contraintes techniques inhérentes aux moyens de communication concernés et, d'autre part, les objectifs de valeur constitutionnelle que sont la sauvegarde de l'ordre public, le respect de la liberté d'autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d'expression socioculturels8.4». En langage non administratif, le Conseil reconnaissait par ces mots que l'accès à un nouveau moyen d'expression devait être garanti par l'État et que ce dernier ne pouvait pas déléguer à un organisme administratif le soin de faire appliquer le droit dans ce domaine sans aucun encadrement garantissant la liberté d'expression de tous et dans le seul respect des lois existantes. Nous étions moins d'une dizaine et pour la plupart n'avions jamais eu la moindre activité politique. Et pourtant, nous avons pu empêcher le gouvernement de faire passer une loi à nos yeux inutile et dangereuse. Nous avons pris la responsabilité d'influencer, à quelques-uns, l'orientation de la société tout entière, et l'une des plus hautes autorités qui soit nous a donné raison.

Je comprends très bien que les politiques aient peur de ce nouvel objet qui donne un tel pouvoir de nuisance à de simples citoyens. Quand le CSA, en bon dinosaure, se bat pour sa survie, l'homme politique, lui, se bat pour préserver sa part de pouvoir grâce au silence et au secret organisé tandis que les médias tentent de protéger leur monopole. Tous sont d'accord sur un point: la liberté d'expression publique est un danger. Pas pour la société, quoi qu'ils en disent, mais pour eux.



Notes

8.1
Circulaire des ministres de la Culture et de la Communication, de la Justice et de l'Industrie, «prise en application de l'article 43 de la loi no 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de la communication, concernant le régime applicable à certains services de communication audiovisuelle», Journal officiel du 9 mars 1988.
8.2
Libération, 3 août 2001.
8.3
Lire l'article consacré à ce sujet sur http://www.minirezo.net/article52.html.
8.4
On peut lire la décision complète du Conseil constitutionnel sur http://www.aui.fr/old/Dossiers/Amend-fillon/decision-cc-art15.html.

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