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Gouverner c'est bâillonner

Qui gouverne l'Internet?

Pendant des années, j'ai buté sur cette interrogation qui a d'abord été celle de la Commission nationale consultative des droits de l'homme. Le 30 avril 1996 (lors de la première audition de ma vie devant un tel aréopage), les membres de cette commission m'ont longuement interrogé pour savoir qui, techniquement, était «responsable de l'Internet». Que je réponde systématiquement «personne» ne semblait pas les convaincre ou, plutôt, les confortait dans leur impression que je n'étais qu'un vilain menteur. Pourtant c'est vrai, personne n'est responsable d'Internet.

Un tel réseau d'échanges de gré à gré fondé sur des standards publics connus de tous et ne faisant l'objet d'aucun brevet n'est soumis à aucun pouvoir central. Il n'y a pas de président de l'Internet, il n'y a pas un «eux» qui gouvernerait dans l'ombre la destinée des octets de données qui se promènent dans l'espace cybernétique et les câbles sous-marins. C'est difficile à admettre quand on n'a jamais connu que l'organisation verticale de la famille, de l'école, de l'entreprise ou de la société, avec un responsable en haut de la pyramide. C'est difficile à admettre mais c'est comme ça, même si tous les gouvernements du monde cherchent un moyen d'exercer leur pouvoir sur l'Internet par l'intermédiaire d'un organisme commun tel que l'ICANN.

Et j'espère que ça restera toujours comme ça parce qu'un pouvoir centralisé détruirait ce réseau de gré à gré qui implique la nécessité de standards ouverts et communs ainsi que le partage des ressources. Fonctionnant avec un protocole qui ne distingue ni client ni serveur, il permet ainsi à chaque ordinateur connecté d'être aussi bien diffuseur de contenu que lecteur. Du même coup, le réseau permet une coopération qui diminue énormément le coût de la liberté d'expression. Un Internet régulé ne serait plus l'Internet, et aucun gouvernement (même s'ils semblent ne l'avoir pas toujours bien compris) n'a intérêt à ce qu'il cesse d'exister. Il y a trop d'argent investi, trop de croissance impliquée, trop d'espoirs d'évolution sociale en jeu pour risquer de casser le jouet.

L'Internet tel qu'il existe est une nécessité dans l'évolution de l'espèce humaine parce qu'il est le seul outil permettant le partage à l'échelle de la planète d'un savoir devenu trop important pour être diffusé par les anciens médias. En affirmant cela, je ne m'adresse plus ni aux politiques ni aux économistes, mais à tout le monde. La transmission du savoir est constitutive de notre humanité, elle est ce qui nous donne notre libre arbitre. Pour moi, c'est tout entendu, l'Internet est irréversible parce qu'il est le lieu d'une nouvelle liberté. On peut se demander s'il s'agit d'une liberté de commercer ou d'une liberté d'expression. Et si ma réponse «évolutionniste» et citoyenne à cette question est évidente, il semble bien que la réponse politique et légale soit bien plus ambiguë.

Tous ceux qui invoquent le vide juridique qui entoure le réseau paraissent d'abord chercher à inventer ce responsable de l'Internet qui leur manque tant. Il ne s'agirait en fait que d'un auxiliaire de police, puisque, constamment menacé d'être poursuivi pour les contenus dont il permet la consultation, il serait chargé de les censurer préalablement à tout jugement selon une espèce de loi commune à tous les pays. D'un point de vue citoyen, le problème est pourtant simple, dès lors qu'il existera face à la parole publique un autre responsable que celui qui l'exprime, il y a un risque de censure. Surtout quand un tel chevauchement de responsabilités s'ajoute à un système commercial dans lequel il est préférable de perdre un client plutôt qu'un procès.

Depuis 1996 et l'arrivée de l'Internet dans les médias, il ne se passe pas un mois sans «procès de l'Internet». À chaque fois l'inanité de nos lois semble démontrée et le législateur se sent contraint d'inventer de nouvelles «solutions» (lire «régulation de la parole publique des citoyens») aux «graves problèmes» que posent les réseaux informatiques. Et à chaque occasion, il faut se battre pour essayer de rétablir la réalité des faits, dénoncer le mensonge médiatique, démolir les discours démagogiques et éviter que des lois liberticides ne soient votées. Du coup, l'analyse des affaires judiciaires permet de remonter la piste de la régulation bien plus facilement que si l'on essayait de trouver sa voie dans les monceaux de documents administratifs. Et les procès ont commencé, eux aussi, en des temps immémoriaux (immémoriaux pour l'histoire de l'Internet)...

Le grand secret

Comme s'il avait fallu que la télévision en parle pour que l'Internet existe, la première affaire qui défraya la chronique du PIF (paysage Internet français) naissant suivit de peu la première émission qui évoqua le réseau. C'était au moment de la sortie du Grand Secret, le fameux livre du docteur Gubler, le médecin personnel de François Mitterrand qui révélait comment il avait menti pendant des années sur la maladie du Président.

Très vite, la vente de l'ouvrage a été interdite par un juge des référés pour violation du secret professionnel. Et, aussitôt, le propriétaire d'un cybercafé de Besançon a diffusé le texte du Grand Secret sur l'Internet. Les médias, en surfant sur le prétendu vide juridique que cette affaire était censée révéler, ont décuplé l'audience de ce livre ainsi devenu le nouveau Graal que chacun cherchait sur l'Internet. Nos politiques de tous bords ont alors pu se déchaîner sur le thème du «repaire de la contrefaçon», de la «justice impuissante» et du «droit bafoué». Tempête dans un verre d'eau, que tout le monde a oubliée depuis, mais qui annonçait la suite.

Alors même qu'il aurait suffi à la famille Mitterrand de porter plainte pour que, les mêmes délits produisant les mêmes effets, le cafetier soit condamné, alors même qu'il aurait suffi à l'auteur et à l'éditeur de l'ouvrage de porter plainte pour contrefaçon, personne n'a saisi la justice et cette affaire est devenue l'exemple idéal (et factice) du déjà fameux «vide juridique». Nous étions en janvier 1996, le mot était lancé. Il est encore présent dans la bouche de ceux qui veulent connaître la célébrité d'un jour en dénonçant péniblement les effets pervers du réseau. Et avec toujours autant de clairvoyance qu'à cette époque.

L'arrivée des néonazis

L'UEJF a alors semblé trouver sur l'Internet un bon terrain de publicité en se donnant pour mission de combler ce «vide juridique». Ainsi, de 1996 au procès Yahoo! en 2000, cette association a porté près de cinq affaires devant la justice.

Sa première plainte, en mars 1996, pour incitation à la haine raciale contre une dizaine de fournisseurs d'accès (dont elle avait pêché les noms dans un Que sais-je?, stupéfiant aveu d'ignorance) illustre parfaitement sa tactique judiciaire d'alors. Attaquer des intermédiaires techniques, en référé, avec l'objectif quasiment avoué de perdre. Comment expliquer sinon les erreurs procédurales des avocats d'une association pourtant vieille habituée des prétoires? Ainsi en avril 1997, quand l'UEJF choisit de s'en prendre à Costes (un chanteur trash) et à son hébergeur (Valentin Lacambre), le procès dut recommencer à trois reprises tellement les avocats de l'association multipliaient les erreurs ou les omissions dans la procédure. Tactique d'échec systématique qui peut sembler stupide. À première vue. Parce que si on y regarde à deux fois, on s'aperçoit vite qu'en perdant à répétition tous ses procès tout en faisant mine d'être persuadé de son bon droit, on finit par valider la notion de «vide juridique».

Si, d'aventure, l'UEJF décidait de s'attaquer aux vrais responsables des délits commis sur l'Internet, dans des procès sur le fond, avec une base juridique solide et en dehors du sensationnel médiatique, elle risquerait non seulement de gagner mais aussi de montrer l'inutilité d'une législation spécifique. L'UEJF affirme à longueur de communiqués de presse que «l'Internet ne doit pas rester une zone de non-droit». Pourtant, elle n'a jamais voulu s'assurer que le droit commun s'appliquait bien au réseau, malgré les nombreuses propositions de l'Association des utilisateurs de l'Internet de réfléchir ensemble sur le sujet. Et même si les dirigeants de l'UEJF ont eu un instant cette tentation, les victoires médiatiques remportées avec chaque défaite juridique n'ont pu que les conforter dans leur démarche de procès sensationnels. Cette association a donc une grosse part de responsabilité dans l'émergence de la notion de «territoire hors du droit» qui fit longtemps le miel des journalistes à sensation. Consciemment ou non, peu importe, l'UEJF a servi tous ceux qui, pour une raison ou une autre, ont voulu que ce message devienne une vérité. Et elle a fait le jeu des partisans d'une régulation des contenus édités par les citoyens.

Par ailleurs, le message du non-droit, que l'UEJF a médiatisé dès 1996, n'est certainement pas étranger à l'invasion de l'Internet par des extrémistes de tout poil qui s'y sont installés justement parce qu'il apparaissait comme l'endroit rêvé pour prospérer à l'abri des lois, tandis que nos médias répétaient à l'envi cette antienne. À mon sens, l'UEJF a donc une part de responsabilité paradoxale mais non négligeable dans l'existence de sites néonazis. Parce qu'elle n'a presque jamais porté plainte contre les auteurs de ces sites qui à l'époque auraient aisément pu être retrouvés et condamnés pour l'exemple. Parce qu'elle a toujours préféré attaquer des intermédiaires techniques qui n'y pouvaient rien et que la justice a (justement) relaxés. Parce qu'elle a médiatisé (et profité, ne serait-ce qu'en termes de publicité) du message «Internet est une zone de non-droit».

À travers toutes ces procédures, le faux message qu'elle a contribué à créer et à médiatiser c'est que l'on peut tout dire sur l'Internet, puisque même les associations qui se sont donné pour objectif de poursuivre les délinquants échouent à les faire condamner. Il n'est pas innocent, de ce point de vue, que Robert Faurisson, chantre du révisionnisme à la française, ait affirmé qu'il «considérait l'Internet comme une zone de non-droit dans laquelle [il pouvait s']exprimer sans rien risquer». Au final, je me demande qui a le plus perdu dans ces procès, de l'UEJF ou de la société.

Les fournisseurs pédophiles

Usenet est un réseau international de forums de discussion partagés. Cela signifie que lorsque vous envoyez une contribution dans un de ces forums, votre article n'est pas stocké sur le disque dur d'un seul serveur (comme l'est par exemple une page web) mais dupliqué dans chaque serveur participant au système. Pour la hiérarchie francophone (celle dont le nom des forums débute par les deux lettres.fr), ces serveurs sont plusieurs milliers. À l'image de l'Internet tout entier, Usenet est un réseau de gré à gré dont personne n'est responsable, totalement décentralisé et sans le moindre intermédiaire sur lequel faire pression ou à qui reprocher d'éventuelles infractions.

Des images pédophiles furent postées sur l'un de ces forums que la plupart des fournisseurs d'accès français partagent avec le reste du monde. À la fin du mois de janvier 1996, la gendarmerie était informée de la présence d'images d'enfants à caractère pornographique sur Usenet tandis qu'une plainte était déposée contre deux fournisseurs d'accès. Pourquoi eux, alors que tous leurs concurrents et les universités qui partagent ce réseau auraient pu être poursuivis? Comme ça, pour l'exemple. Nul n'a jamais pu me dire d'où la plainte était venue et la raison du choix de ces deux fournisseurs. Mais c'est tombé sur eux, et les noms des PDG de Francenet et Worldnet (qui étaient à l'époque deux des plus importants fournisseurs d'accès à l'Internet en France) ont donc été cités dans la presse dans le cadre d'une affaire de «pédophilie sur l'Internet». Avec l'effet dévastateur, humainement et commercialement, que l'on peut imaginer.

L'effet fut si violent qu'à la suite de cette affaire et du premier procès intenté par l'UEJF, François Fillon, encore lui, s'est saisi du dossier pour décider, malheureusement trop tard pour nos deux fournisseurs, que les intermédiaires techniques ne devraient pas être poursuivis pour des actes qu'ils n'avaient pas commis et dont ils n'étaient pas plus responsables que n'importe lequel des tuyaux par lesquels passent les données. En tant que ministre de la Communication, il soumit donc un projet de loi à l'Assemblée nationale, dont l'objectif était d'éviter qu'un intermédiaire technique soit poursuivi pour des actes dont il n'était pas responsable.

En bon politique, il ne pouvait pas se contenter de déresponsabiliser les intermédiaires techniques mais devait également faire en sorte que de telles images ne puissent plus être diffusées sur les réseaux. La loi proposait donc qu'en échange d'une irresponsabilité juridique, les intermédiaires techniques suivent les recommandations d'un organisme chargé de surveiller les contenus. Cette loi, nous l'avons vu, créait donc le Conseil supérieur de l'Internet, organisme de droit public, chargé d'établir ce que les citoyens pouvaient dire ou faire sur l'Internet et qui disposait du pouvoir de censure sur tout contenu qui lui aurait semblé illégal. La France a déjà connu de tels organismes: la bureaucratie de l'ORTF, qui avait la mainmise sur les moyens de diffusion audiovisuels, remplacée par le CSA qui dispose, lui, d'un droit de punition sur les chaînes de télévision ou des stations de radio. Il y a aussi le Conseil supérieur de la télématique (CST), moins connu mais qui dispose tout de même du pouvoir d'interdire les services Minitel qui lui déplaisent.

Je suis de ceux qui considèrent que si l'État peut imposer des limites à la liberté d'expression des entreprises, au nom d'une morale plus ou moins imposée, notre Constitution et ses principes fondateurs lui interdisent d'attenter à la liberté de ses citoyens, dès lors qu'existe un moyen d'expression ouvert à tous sans choix éditorial préalable. Un citoyen devrait pouvoir dire tout ce que bon lui semble et seule la justice devrait pouvoir le punir, a posteriori, si sa parole est contraire à la loi. Et en aucun cas une autorité administrative, fût-elle indépendante, ne devrait pouvoir imposer le respect a priori des lois.

Pour ne citer qu'un seul exemple, je veux pouvoir dire, en assumant ma responsabilité, que je refuse d'appliquer la loi Debré sur l'entrée et le séjour des étrangers en France. Je veux pouvoir le dire sur Internet, assumer que je suis dans l'illégalité et en répondre devant la justice sans qu'un quelconque organisme sorti d'on ne sait où me l'interdise. Chacun doit pouvoir le dire sans avoir à passer par un filtre éditorial. Je ne vois pas pourquoi les propos tenus en public devraient être obligatoirement assumés par une personne morale, rien ne l'impose.

La seule chose qui compte, face aux dérives potentielles, c'est de s'assurer pour un prix social raisonnable que la justice et la police pourront remonter sans trop de difficultés à l'auteur d'un délit. Et la seule chose qui l'interdit, très rarement, ce sont les «anonymiseurs». Que l'État légifère à leur sujet, pourquoi pas. Mais qu'il décide que le prix à payer pour la liberté d'expression soit le passage entre les fourches caudines de la censure préalable serait une atteinte insupportable, une dérive de la démocratie vers un État policier capable, lui, d'interdire tout pour toujours.

La loi présentée par François Fillon fut pourtant votée par les deux assemblées et serait peut-être entrée en vigueur si l'AUI ne s'était pas battue de toutes ses forces contre ce texte. Pour juger l'importance de ce petit combat, il faut savoir que toutes les lois adoptées par le Parlement ne sont pas systématiquement examinées par le Conseil constitutionnel. Et que ce ne fut notamment pas le cas de la loi de 1986 qui créa la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL), ancêtre de notre CSA. On peut donc légitimement imaginer que cette loi aurait été censurée dans les mêmes termes que celle créant le Conseil supérieur de l'Internet et, si j'en crois certains propos qui nous furent alors rapportés par des proches de nos grands sages, c'est exactement ce qui se serait passé si le Conseil constitutionnel avait été saisi...

Quant à l'affaire Francenet/Worldnet, elle a traîné en justice jusqu'à ce qu'un non-lieu soit rendu en 1999 dans un silence assourdissant comparé au tapage médiatique qu'elle avait causé à ses débuts. Francenet et Worldnet, qui furent parmi les tout premiers fournisseurs d'accès à l'Internet en France, sont aujourd'hui presque oubliés.

Le Minitel à la poubelle

Malgré l'échec de son texte, François Fillon a persisté dans son entreprise de mise sous tutelle de l'Internet. Il a donné mission de rédiger un «code de bonne conduite à l'usage des professionnels» à Antoine Beaussant, le président du GESTE, une association d'éditeurs de services télématiques dont la majorité des adhérents édite des services de messagerie rose, ce qui témoigne d'un sens certain de l'ironie chez François Fillon. Que rêver de mieux pour assurer la protection des mineurs et des consommateurs?

Pendant quelque temps, la Commission Beaussant, à laquelle j'ai eu l'honneur de participer au nom de l'AUI, s'est réunie une fois par mois dans l'objectif d'abord inavoué puis de plus en plus évident de rédiger ce code de bonne conduite qui devait s'imposer à tous les professionnels de l'Internet et, à travers eux, à chacun de leurs clients via des clauses incluses dans leurs contrats. Ce qui n'était pas constitutionnel pour un organisme administratif devint possible dès lors qu'était mis en place un organisme de droit privé. Il fut donc prévu, pour faire respecter cette charte «librement consentie», de créer une association chargée «d'éclairer» les professionnels sur la liberté à laisser à leurs clients. La commission Beaussant a très précisément mis en œuvre les recommandations du ministre en tentant d'imposer à tous les clients des fournisseurs d'accès et de services le respect de cette charte qui donnait tout pouvoir à une association pour ordonner la censure d'un site litigieux.

Pour faire avaler la couleuvre aux utilisateurs, la Commission s'est ingéniée à utiliser la notion, alors très à la mode, d'autorégulation. Pourtant, il s'agissait d'éloigner des tribunaux les intermédiaires techniques ayant adhéré à la charte, qui aurait alors attesté de leur volonté de faire respecter l'ordre public devant les juges, et imposer en échange une censure contractualisée et «autorégulée». Belle logique, que les associations de citoyens participant aux travaux de la Commission ont pu très facilement démonter, rompues qu'elles étaient au discours politique. Mais malgré ces empêcheurs de tourner en rond, les conclusions du rapport Beaussant auraient certainement été mises en œuvre... si le ministre n'avait pas perdu sa place avec les élections un peu prématurées de 1997. Tout a donc fini à la poubelle.

Il restait toutefois acquis que la non-responsabilité des intermédiaires techniques devait être définie d'une manière ou d'une autre. Tous les acteurs de l'Internet se retrouvaient sur ce point: les associations d'utilisateurs (l'AUI, que j'ai quittée à cette époque, Citadel ou l'ISOC) qui ne souhaitaient pas que les intermédiaires soient responsables du fait d'autrui à cause des risques de censure extrajudiciaire ; les professionnels, évidemment, qui n'appréciaient guère que leurs entreprises soient citées dans les médias comme des repaires de pédo-nazis ; les pouvoirs publics également qui, au nom de l'ordre public, ne voulaient pas laisser s'installer l'idée qu'ils étaient incapables de faire respecter les lois ; et les instances institutionnelles, CSA en tête, le Bureau de vérification de la publicité et le CST, voire des associations reconnues d'utilité publique (Familles de France entre autres), qui y voyaient le moyen de glaner quelques bribes de pouvoir.

Dernier des dinosaures, je ne suis pourtant pas persuadé des bienfaits d'une déresponsabilisation totale des intermédiaires.

Valentin Lacambre est un martyr...

Le processus avait cependant permis une meilleure définition du rôle des intermédiaires techniques. Trois types d'acteurs à «coréguler» (après l'échec de la régulation puis de l'autorégulation, il fallait bien inventer un nouveau mot) étaient apparus au fil des discussions: les fournisseurs d'accès dont le rôle est de relier les ordinateurs à l'Internet par l'intermédiaire d'un modem ; les fournisseurs de services, souvent les mêmes que les précédents, dont le rôle est, par exemple, de fournir une boîte aux lettres ou d'héberger des pages personnelles ; les fournisseurs de contenu, qui fabriquent l'information publiée sur l'Internet, du gros vendeur de musique en ligne à l'internaute actif qui dispose d'une page personnelle.

Cette séparation des rôles était pratique parce qu'elle permettait de bien diviser l'ennemi. On pouvait dès lors s'en prendre à n'importe quel acteur sans que les autres s'en émeuvent plus que ça. Il est toutefois devenu très vite évident que les fournisseurs d'hébergement seraient au centre de la tourmente. Si les fournisseurs d'accès ne sont que des tuyaux et si les fournisseurs de contenu sont trop souvent des citoyens insolvables, introuvables ou trop jeunes pour qu'un procès ne se retourne pas (médiatiquement et commercialement) contre le plaignant, le fournisseur d'hébergement est le dernier maillon professionnel dans la chaîne de diffusion entre l'utilisateur et l'Internet.

Valentin Lacambre, fondateur du défunt service d'hébergement gratuit altern.org et activiste de longue date dans la défense de la liberté d'expression, s'était non seulement permis de faire de la concurrence aux plus gros en offrant des services gratuits mais, en plus, il refusait de se financer par de la publicité de manière à garantir son indépendance et celle de ses usagers. Un mouton noir par excellence, cible privilégiée de tous les marchands désireux de s'approprier l'Internet. Valentin et Altern ont fait l'objet de tant de procès qu'il est difficile de les compter tous, au point que le service gratuit qu'il offrait a finalement dû fermer. Mais le premier et le plus célèbre d'entre eux, celui qui a permis de poser le problème de la régulation de l'Internet c'est, bien sûr, celui que lui a intenté Estelle Hallyday.

La dame fait profession de son corps, elle est mannequin. Et son image la fait vivre, fort logiquement. Une image médiatique donc, et très largement diffusée, au point que tous les sites d'images émoustillantes proposent des photos de la belle dans le plus simple appareil, entre autres sur un des soixante-dix mille sites qu'hébergeait Altern en 1999. Ces photos se trouvaient également sur d'autres sites hébergés par d'autres professionnels français (aujourd'hui encore il n'est guère difficile de trouver les photos en cause à partir de n'importe quel moteur de recherche), mais ce fut celui d'Altern qui fut poursuivi. Allez savoir pourquoi...

L'affaire fit grand bruit car Valentin Lacambre n'est pas quelqu'un qui se laisse faire facilement. Il a su utiliser cette affaire pour amorcer le débat sur la responsabilité des hébergeurs. Il y a eu des pétitions, des émissions de télévision et de radio, il y a eu une campagne de dons qui permit de récolter soixante-dix mille francs pour financer les frais de justice. Certains allèrent même jusqu'à tenter d'émouvoir directement Estelle en lui expliquant que ce procès risquait de coûter bien davantage à la société que les quelques sous qu'elle réclamait. Malgré tous ces efforts, Valentin fut condamné, comme le procès se tenait au civil et que les avocats d'Estelle n'avaient pas poursuivi l'auteur du site, le juge n'avait personne d'autre que le gérant d'Altern à condamner. Et Valentin paya pour un autre.

Il aurait pourtant suffi d'une enquête de police de dix minutes pour trouver l'identité de SilverSurfer, le pseudonyme du fan d'Estelle. Mais comme les juges du civil ne peuvent pas ordonner d'enquête et que Valentin Lacambre ne souhaitait pas porter plainte au pénal contre SilverSurfer pour ne pas donner l'impression de chercher à se rembourser de sa condamnation, ce qui aurait dès lors absous la justice d'avoir condamné un innocent, le verdict ne faisait aucun doute.

Qu'un internaute ne soit anonyme qu'au terme d'un raisonnement juridique particulièrement tordu n'a déjà pas semblé émouvoir les chantres de l'État de droit, alors la condamnation d'un innocent... La seule réelle question que ce procès a soulevée, sans la régler, a été la nécessité d'identifier a priori les internautes tentés d'avoir un site personnel. Pendant que la justice suivait son cours irréversible et qu'Estelle recevait l'argent de l'association de soutien, Patrick Bloche, député socialiste de Paris, s'est saisi de la question pour faire en sorte que plus jamais un hébergeur ne soit aussi injustement condamné.

... et Patrick Bloche «l'a tuer»

Patrick Bloche connaît bien l'Internet. Il s'était donné pour mission, à une époque où il souhaitait faire parler de lui (et pour ce genre de chose, «l'Internet» est un mot magique), de résoudre le problème de la responsabilité juridique des intermédiaires techniques. Un jour, un de ses collaborateurs nous contacta, Valentin et quelques autres activistes, pour débattre d'un projet de loi qu'il se proposait de défendre à l'Assemblée nationale. En substance, l'idée principale de ce texte était qu'un hébergeur ne devait être poursuivi devant les tribunaux que s'il laissait en place un contenu que la justice lui avait ordonné d'effacer.

Ainsi l'institution judiciaire gardait le pouvoir de décider de la censure d'un site et de la punition des délinquants, et les intermédiaires techniques n'avaient plus à assumer la responsabilité des contenus. L'enjeu était d'éviter la censure par une autorité non légitime, telle que les hébergeurs, car aucun intermédiaire technique (sauf Valentin Lacambre) ne peut résister à la menace d'un procès. Et tous préfèrent perdre un client qui ne leur rapporte que quelques euros plutôt que d'être cités à comparaître devant un tribunal et devant les médias. Même si la mesure me semblait ne prendre en compte que la moitié du problème (ce n'est pas parce qu'on déresponsabilise légalement un intermédiaire que celui-ci ne censurera pas indûment un de ses clients, ne serait-ce que parce qu'il subit autant, sinon davantage, de pressions commerciales que de pressions judiciaires), je ne pouvais que signer des deux mains une telle avancée.

Pourtant, c'est un texte radicalement différent qui sortit des discussions parlementaires. Les députés et les sénateurs l'avaient à ce point amendé que, désormais, la responsabilité légale des hébergeurs était engagée dès lors qu'ils n'avaient pas censuré un site litigieux sur la simple demande d'un tiers. En somme, l'inverse exact du texte qui nous avait été soumis! Patrick Bloche, en bon professionnel de la politique, est pourtant monté défendre ce texte totalement contraire à ses intentions originelles à la tribune de l'Assemblée.

Le nouveau texte répondait cependant à sa manière au problème soulevé par l'affaire Hallyday/Altern, puisqu'il prévoyait que tout hébergeur devait s'enquérir de l'identité de ses clients. Le tout était d'éviter les procès aux hébergeurs. Mais à quels hébergeurs, au juste? D'après la loi, pour ne pas être poursuivi il fallait donc d'abord accepter de censurer tout contenu susceptible de donner lieu à une réclamation d'un tiers, quel qu'il soit. Il était ensuite nécessaire de faire remplir à chaque client une fiche d'identité dans un but avoué de surveillance et, implicitement, pour permettre la constitution de fichiers commerciaux qui sont trop souvent négligés par les consommateurs qui en font pourtant les frais.

Laisser ses coordonnées sur un site, c'est permettre à celui qui les conserve de gagner beaucoup d'argent. Un dirigeant de France Télécom a ainsi avoué que son entreprise avait perdu des millions de francs lorsque l'américain eGroups a repris en direct la gestion - et le fichier clients qui allait avec - des listes de discussion qu'il gérait pour voila.fr (le portail du géant national). Une loi qui contraindrait chaque hébergeur à ficher ses clients représente une source considérable de revenus. Là résident sans doute les raisons du lobbying des net-entreprises qui a permis le vote de cette partie de la proposition de loi de Patrick Bloche. Les possibilités de marketing direct sont trop importantes pour que les e-commerçants se privent de cette manne. Ne cherchez pas ailleurs les raisons qu'ont de nombreux sites «gratuits» pour vous demander vos coordonnées. Le marché des bases de données est tellement énorme, il nécessite bien une loi.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, cette loi qui fut bel et bien votée par le Parlement a elle aussi été censurée par le Conseil constitutionnel. Et à nouveau, les députés se sont fait taper sur les doigts par les sages pour avoir oublié que seule la justice peut juger de la liberté d'expression d'un citoyen. Obliger les hébergeurs à accomplir des «diligences nécessaires» pour être dédouané de toute poursuite judiciaire est donc anticonstitutionnel.

Reste une loi inapplicable, puisque vidée de toute substance, et qui impose malgré tout le fichage par des commerçants de leurs clients, disposition qui n'a malheureusement pas été censurée. Les décrets d'application n'ayant toujours pas été publiés, et le gouvernement ayant fait savoir qu'il envisageait de toute façon de déposer une loi plus spécifiquement dédiée aux nouvelles technologies qui reprendrait en partie l'amendement de Patrick Bloche, espérons (mais pas trop fort) que son entrée en vigueur restera pour toujours repoussée aux calendes grecques.

Yahoo!, la grande affaire

Yahoo! est l'un des premiers portails Internet au monde. Il propose sur ses différents sites nationaux (français, américains, italiens, japonais...), de multiples services qui vont de la recherche d'un site par mot clé à des petites annonces en passant par du commerce en ligne. Le site américain de Yahoo! propose même un service de vente aux enchères.

Jusque-là, rien que de très normal. Ce qui l'est déjà moins, c'est que ce site proposait il y a quelques mois encore de mettre en vente des insignes nazis. Que des individus fassent collection de ces objets alors qu'ils restent le symbole d'un régime criminel, assassin de millions d'innocents, est choquant. C'est une insulte aux morts, aux survivants et à notre mémoire collective. La ligue contre le racisme et l'antisémitisme, la LICRA, s'est donc légitimement émue de la présence, sur le site de ventes aux enchères de Yahoo! US, de photos des insignes mis en vente par des abrutis fanatiques du Troisième Reich. Plainte fut donc déposée en France, puisqu'il était possible pour un internaute français d'accéder à ces photos que personne n'avait pourtant le droit de publier dans notre pays, car ce qui est interdit en France, ce n'est pas de vendre ou d'acheter de tels objets mais de les présenter à la vue du public. Que l'on ne puisse pas reprocher à Yahoo! de vendre des insignes nazis, mais uniquement d'en montrer des photographies, illustre à quel point nos lois sont pleines de nuances, mais passons...

Ce procès, qui fit couler beaucoup d'encre et dire encore plus de bêtises, permit pourtant de montrer aux médias, pour une fois attentifs, que le «vide juridique» sur l'Internet n'était qu'une légende. Même la prétendue incompétence de nos juges à poursuivre des responsables de sites étrangers, question ardue résultant de la transnationalité de l'Internet, fut mise en pièces, puisqu'il a été établi au cours des débats que le réseau était soumis aux différents droits nationaux. Ce qui, je le rappelle en passant, ne rendra pas facile le travail du Quai d'Orsay quand il sera saisi par l'ambassade de la république islamique d'Iran pour faire appliquer la décision d'un tribunal coranique...

Il y eut donc un procès qui fut utile car il a permis d'affirmer clairement que l'Internet ne doit pas être utilisé pour propager l'intolérable. On ne peut donc que se réjouir de la condamnation de Yahoo! à empêcher tout citoyen français d'accéder à ce site d'enchères (même si, on l'a vu, un tel filtrage est techniquement impossible sauf à sacrifier une bonne part de nos libertés publiques).

Le vrai problème soulevé, à mon avis, par cette affaire réside dans l'application de la peine. Est-il si important, au regard des faits, que Yahoo! cesse de vendre des objets que l'on peut trouver dans n'importe quelle brocante de province, ou est-il plus important de rappeler que la France est un des rares pays à avoir adopté des lois considérant que certaines paroles étaient des délits et pas des opinions? Visiblement, l'UEJF pense que la réponse à la première de ces questions est positive, puisqu'elle a déclenché une seconde action en justice pour que soit appliquée la peine décidée lors du premier procès.

Je connais Marc Knobel, représentant en France du Centre Simon Wiesenthal, membre de la LICRA (à ce titre, à l'origine du procès) et ardent combattant de tous les racismes. Nous nous sommes revus à de nombreuses reprises depuis notre première rencontre en 1996 devant la Commission nationale consultative des droits de l'homme, d'abord pour que je l'éclaire sur les aspects techniques de l'Internet, puis simplement pour confronter nos opinions. Je le considère comme un ami et j'espère un jour prochain pouvoir mener avec lui des combats communs. Mais, dans son combat contre les pratiques de Yahoo!, qui gagnait de l'argent en vendant des bidons de Zyklon B, il n'a pas su où s'arrêter.

Une fois Yahoo! condamné à empêcher l'accès à ses services aux citoyens français, ses dirigeants auraient de toute façon, à terme, cessé d'accueillir des objets nazis sur leur site de vente aux enchères, ne serait-ce que pour des questions d'image. Alors fallait-il obstinément chercher à trouver des moyens de faire appliquer la décision inapplicable du tribunal de Paris, sans considérer ses implications sur la liberté d'expression?

Je n'ai même pas été étonné quand, lors d'un débat public qui réunissait dans un cybercafé parisien l'avocat de l'UEJF et le PDG de Yahoo! France, le premier a affirmé sans rougir qu'il «se fichait bien qu'une entreprise du Texas vende des bouteilles de Zyklon B au Texas du moment qu'elle ne venait pas en vendre en France», ce qui lui a valu cette réplique du second: «Nous, on ne s'en fiche pas, qu'on en vende au Texas ou ailleurs, c'est grave, mais ce n'est pas à nous d'en juger.» Je sais bien que Stéphane Lilti, avocat de l'UEJF, n'a pas dû mesurer ses propos, embarqué qu'il était dans un débat difficile. Mais il faut savoir qui est le plus dangereux entre celui qui veut que l'on ferme les yeux sur ce qui se passe ailleurs et celui qui fait passer ses bénéfices avant ses devoirs moraux. Je pense que l'un comme l'autre ont tort.

On ne peut pas vouloir appliquer aveuglément une loi sans prendre en compte les motivations du législateur et sans en mesurer les implications sociales. Et il est insupportable qu'une entreprise commerciale, fût-elle américaine, maintienne un site dont l'existence viole aussi ouvertement la décence. L'UEJF aurait pu se contenter de profiter de ce procès pour rappeler l'horreur et pour lutter contre son oubli ou sa banalisation. Yahoo! aurait pu, lorsqu'il devint évident que sa position était insupportable, s'interdire de participer à une apologie de crimes contre l'humanité, quitte à enfreindre le sacro-saint premier amendement de la Constitution des États-Unis. L'Amérique qui tolère le Ku Kux Klan depuis si longtemps, n'a pas de leçons de démocratie à nous donner.

Réussir à faire plier une entreprise américaine devant la justice française, quel grand succès pour l'UEJF! Mais aurait-elle pour autant apprécié que la justice d'un autre pays (l'Iran, par exemple) réclame elle aussi la création d'un collège d'experts internationaux pour trouver comment faire appliquer par les autorités d'un autre État (pourquoi pas le Royaume-Uni) l'application d'une décision locale (au hasard la fatwa contre Salman Rushdie)? Bien sûr, selon nos canons occidentaux, la justice de la République islamique d'Iran n'est pas bonne. Les principes sur lesquels elle est fondée ne sont pas les nôtres. Il ne nous viendrait pas à l'idée que ses décisions soient appliquées en dehors de l'Iran (déjà que nous avons du mal à admettre qu'elles puissent l'être là-bas...). Alors pourquoi accepter chez nous ce que nous refusons ailleurs? L'UEJF n'arrive vraisemblablement pas à concevoir que certains puissent nourrir les mêmes réserves envers notre système judiciaire que nous envers la justice iranienne.

J'ai la faiblesse d'espérer qu'un jour prochain, la France cesse d'être un exemple pour tous les régimes dictatoriaux soucieux de rétablir les frontières nationales sur l'Internet et qui, comme elle, réfléchissent au moyen d'installer des filtres aux logiciels pour contrôler les contenus auxquels peuvent accéder leurs citoyens, des images de croix gammées pour les uns, la Déclaration des droits de l'homme pour les autres.

La suite au prochain numéro

Depuis plusieurs années, le gouvernement affirme être sur le point de présenter au Conseil des ministres la fameuse loi sur la société de l'information (ou LSI) que tous les acteurs de l'Internet attendent. Pour expliquer le retard que ce texte ne cesse de prendre, les ministres de la Communication successifs ont mis en avant les difficultés à organiser une concertation qu'ils ont souhaitée la plus large possible.

Pourtant, comme toujours, les débats se limitent aux cercles gouvernementaux et au cénacle des quelques associations spécialisées choisies on ne sait sur quels critères. Comme toujours, en dépit des affirmations gouvernementales sur la transparence et le dialogue, aucun débat citoyen n'est organisé. Et si les associations de défense des libertés publiques ont pu disposer des textes préparatoires de cette loi, c'est seulement parce que Les Échos les ont publiés grâce à une fuite. Ce document prévoit que les intermédiaires techniques soient transformés en auxiliaires de police puisqu'un de ses articles prévoit que «la responsabilité pénale ou civile des intermédiaires d'hébergement doit également pouvoir être engagée s'ils n'ont pas accompli les diligences appropriées, dans le cas d'une intervention de l'autorité judiciaire mais aussi dès qu'ils auront été dûment informés d'un contenu présumé illicite ou portant atteinte aux droits d'autrui». En somme, le rétablissement de la censure préalable à toute expression publique.

Le rapport de force sur l'Internet est déjà suffisamment défavorable aux intermédiaires techniques pour que la loi ne rajoute pas des contraintes supplémentaires à leurs activités. L'appel au boycott de Danone en 2001, après l'annonce par le groupe d'un plan social d'envergure, a fait l'objet d'une large publicité, notamment encouragée par des élus. Pourtant il a suffi que le géant de l'agroalimentaire menace d'un procès un intermédiaire pour que l'accès au site jeboycottedanone.com soit fermé sans préavis. Et Danone a ensuite fait pression sur Gandi, en menaçant d'un procès non seulement l'entreprise mais également son gérant, à titre personnel, pour que l'accès au site «de secours» (mis en place par le réseau Voltaire) soit également fermé. Mes associés et moi avons refusé d'obéir, mais combien auraient pu résister (psychologiquement et financièrement) à la menace d'un tel procès? Et combien résisteront, quand la loi imposera la mise en œuvre des « diligences appropriées» dictées par une multinationale, sous peine de subir les foudres que la justice a pourtant justement refusé d'accorder à Danone contre nous (dans cette affaire, Danone a été condamné à verser huit mille francs, une somme dérisoire, à Gandi, et autant à Valentin Lacambre, son gérant, pour poursuites infondées)?

Quelle importance accorde-t-on à la liberté d'expression dans ce pays? Quelle est l'autorité d'un gouvernement qui viole ouvertement les principes de la Constitution en rédigeant une loi qui prévoit de doter les intermédiaires techniques d'un pouvoir qu'ils ne devraient pas avoir? Nous ne pouvons même pas espérer trop fort qu'une telle loi ne soit pas votée. Outre le précédent du CSA, la preuve a été faite en octobre 2001 que même dans le pays des droits de l'homme, des lois inconstitutionnelles pouvaient parfaitement être votées sans aucun contrôle du peuple.

En effet, oubliant ses promesses fumeuses de «transparence et de débat», le gouvernement socialiste, profitant du climat de peur qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001, a fait voter, en urgence, une loi inconstitutionnelle qui va lui permettre de tout savoir de vos actes. Une loi qui, en temps de paix, n'aurait jamais pu et n'aurait jamais dû être votée est passée sans que le Conseil constitutionnel en soit saisi. Et nos représentants de gauche comme de droite s'en sont félicités quand moi, citoyen assistant à ce spectacle odieux, j'ai honte pour mon pays.

Ce texte fourre-tout qu'est la loi sur la sécurité quotidienne a en effet été amendé par le gouvernement, de manière parfaitement inconstitutionnelle et en toute connaissance de cause: lors d'une navette parlementaire, les seules modifications que le gouvernement puisse apporter à un texte sont celles qui permettent sa mise en conformité avec les principes fondateurs de la République. Et certainement pas des ajouts imprévus, plus ou moins constitutionnels, comme s'y est appliqué le gouvernement pendant la discussion parlementaire. Et si encore le péché n'était que véniel... Or non seulement ces amendements n'ont pas été déposés dans les règles mais surtout leur contenu lui-même est inconstitutionnel.

S'il ne m'est pas possible en tant que simple citoyen de juger du bien-fondé de dix des articles qui constituent ce patchwork qu'est la LSQ, en tant qu'expert je peux affirmer que les trois articles concernant Internet sont non seulement inutiles mais surtout dangereux et rédigés au nom d'un argumentaire mensonger. Du jour où les outils cryptographiques9.1 seront à la portée de tous (ce qui se serait déjà produit depuis longtemps sans le lobbying intense des services de renseignements soucieux de préserver leurs prérogatives), les utilisateurs de l'Internet prendront l'habitude de crypter leur courrier privé. C'est d'ailleurs ainsi que procèdent déjà bon nombre d'informaticiens sans que nul ne s'en inquiète. Or le danger, pour les Renseignements généraux, c'est que tous s'y mettent. Tant que ça ne concerne que quelques passionnés, l'État n'en a cure, mais il commencera à s'inquiéter lorsque tous les citoyens disposeront des moyens d'échapper à sa surveillance.

C'est la raison pour laquelle le gouvernement a considéré qu'il était de la première urgence de réglementer l'usage de la cryptographie. Des amendements aux articles 10 et 11 de la LSQ ont ainsi été votés au motif que «la transmission de messages cryptés par la voie de l'Internet s'est révélée être une forme privilégiée de communication entre membres d'un réseau terroriste» comme l'affirmait un amendement du gouvernement. Voilà de quoi faire trembler le bon peuple et de quoi justifier non seulement - c'est l'objet de l'un de ces amendements - que l'autorité judiciaire puisse faire appel à des spécialistes militaires pour déchiffrer un contenu quelconque (ce qui est totalement inutile puisque, dans le cadre d'une procédure judiciaire, toute personne qui ne décode pas un document à la demande de la justice peut être poursuivie pour entrave) mais aussi et surtout que les services du Premier ministre puissent avoir accès au contenu de n'importe quel courrier électronique chiffré. Le tout sans recours ni garantie juridique et dans la plus totale obscurité. Il va de soi également que toutes les clés de cryptage utilisées en France devraient être transmises aux services judiciaires.

Lorsque les pouvoirs publics répondent aux associations, qui s'inquiètent du manque de garanties judiciaires, que «si on n'a rien à cacher, on n'a rien à craindre», ils ignorent la notion de présomption d'innocence, pourtant au fondement de notre droit. Selon cette logique ce sont les citoyens qui, en offrant leur intimité au gouvernement, doivent prouver qu'ils n'ont rien à lui cacher. C'est pour moi parfaitement inconstitutionnel et j'ose espérer que ceux qui nous dirigent le savent. Mais c'est la guerre et, comme le signale Jean-Pierre Schosteck, rapporteur du texte au Sénat: «La gravité de la situation actuelle et la modification du contexte dans lequel se déroulait la discussion du projet de loi justifient le recours à des procédés exceptionnels.»

Et ce n'est pas tout. Un autre amendement à la LSQ contraint les opérateurs à conserver les données de connexion de leurs clients pendant un an. Les «données de connexion» ce sont, en résumé, des traces de tout ce que vous faites sur l'Internet. Avec ces données, votre fournisseur d'accès peut savoir qui vous êtes, à quelle heure vous vous connectez, pendant combien de temps, ce que vous publiez et où vous le publiez. Chacun de vos actes électroniques est ainsi fiché, stocké et susceptible d'être traité par votre fournisseur dans le cadre de ses activités commerciales. La seule chose qui ne sera pas conservée par l'opérateur c'est ce que vous lisez et ce que vous écrivez à vos proches.

Maigre consolation, comme en pratique tout ce que vous dites sur l'Internet sort du cadre de la correspondance privée (puisque c'est public), toutes vos activités peuvent être utilisées par les opérateurs pour «réaliser des traitements informatisés en vue de commercialiser leurs services pour peu que les clients l'acceptent expressément». Nous pouvons, bien sûr, faire une totale confiance à nos opérateurs pour inclure cet accord dans leurs contrats, trop heureux de disposer de tant d'informations qui représentent des millions d'euros sur le marché de la publicité.

La motivation du gouvernement n'est pourtant pas celle-là, à en croire la ministre de la Justice, Marylise Lebranchu qui a affirmé que «les événements récents ont démontré que l'utilisation des moyens de télécommunication, des réseaux numériques et de l'Internet était au cœur des échanges d'informations entre les membres des réseaux terroristes. Les données techniques relatives à ces communications sont autant de «traces» laissées par les intéressés dans le monde virtuel, comme le seraient des empreintes ou des indices dans le monde réel.» Comme c'est bien dit, qui donc irait s'opposer à ce que nos bons fournisseurs d'accès conservent ces «traces» qui permettront à la justice de punir les méchants terroristes? Même la CNIL, qui avait pourtant rendu un avis défavorable sur ce texte avant la guerre antiterroriste (au motif que l'usage a montré qu'il était parfaitement inutile de conserver si longtemps de telles informations nominatives) n'ose plus rien dire aujourd'hui.

Bien sûr, nul ne peut imaginer une seule seconde qu'un terroriste puisse se connecter directement à l'étranger (même l'Afghanistan dispose du téléphone) pour échapper aux contraintes mises en place par les fournisseurs d'accès français. Nul ne peut penser qu'un terroriste ira envoyer ses messages du premier cybercafé venu ou, à l'instar des responsables des attentats du 11 septembre 2001, d'une bibliothèque publique. Personne ne conçoit non plus qu'ils iront connecter leurs ordinateurs portables à la première cabine téléphonique venue alors qu'il est si facile de le faire de leur domicile et d'être fichés.

En somme, l'unique résultat de l'application de ce projet de loi, c'est que les seuls qui seront suivis à la trace et fichés par les commerçants seront les citoyens mais jamais les terroristes. Le texte du gouvernement repose sur un tissu de mensonges éhontés et, en temps de paix, aurait sans le moindre doute été censuré par le Conseil constitutionnel. Toutes ces écoutes programmées, tous ces fichiers croisés au détriment de notre vie privée ne serviront à rien, comme n'a servi à rien le système Echelon pour prévenir les États-Unis des attentats du 11 septembre.

Au contraire, la mise sous séquestre des libertés individuelles est une victoire du terrorisme, trop content de limiter la liberté d'expression qui est une des plus grandes forces de nos démocraties et dont on sait ce qu'elle est dans les pays dirigés par ces fanatiques. Il est malheureusement évident que le gouvernement utilise la guerre pour faire voter des textes inconstitutionnels en profitant de la légitime peur que peuvent éprouver les citoyens électeurs et du suivisme des médias.

Il est interdit d'interdire

Une logique perverse s'est donc instaurée au fil des affaires et des procès concernant l'Internet. Nos dirigeants semblent s'être mis en tête de réguler l'expression des citoyens, de brider cette liberté nouvelle par tous les moyens, quitte à adopter des lois anticonstitutionnelles en espérant qu'elles passent inaperçues, quitte à obtenir de la part de juges incompétents des jurisprudences imbéciles comme celle issue du procès de l'UEJF contre Costes.

L'erreur de ce chanteur a été de négliger que, sur son site9.2, un visiteur non averti ne disposait d'aucun contexte pour interpréter les paroles de ses chansons, qui restent au premier degré des paroles de haine, quoi qu'en pensent leur auteur et ses fans. Bien sûr, il suffit d'avoir assisté à l'un des concerts de Costes pour comprendre son goût de la provocation, et tous ceux qui le connaissent savent qu'il n'est pas raciste. Tout comme Coluche et ses sketches sur les Noirs ou les Arabes, Costes ne peut pas être jugé uniquement sur ses textes, fussent-ils volontairement racistes et provocants.

Toujours est-il qu'après un superbe acharnement judiciaire - quatre procès dont deux ratages éblouissants -, l'UEJF a enfin obtenu la condamnation de Costes pour incitation à la haine raciale. Mais le plus surprenant dans ce dossier fut la décision du tribunal de Paris concernant l'éventuelle prescription des faits reprochés à Costes. Le président du tribunal a en effet considéré que le délai de prescription de trois mois instauré par la loi sur la presse de 1881 et invoqué par la défense de Costes n'était pas valable sur l'Internet puisqu'il était relancé chaque fois qu'un internaute accédait au contenu incriminé. Ainsi, les délits de presse commis sur l'Internet devenaient, au même titre que les crimes contre l'humanité, imprescriptibles.

Cette jurisprudence fut immédiatement utilisée par le Front national contre le réseau Voltaire qu'il fit condamner pour diffamation. Les archives du site Internet de l'association renfermaient en effet un vieux texte jugé diffamatoire envers le Front national par le tribunal et que la prescription ne concernait pas puisque le délai de trois mois était relancé chaque fois d'un nouveau visiteur le lisait. Cette jurisprudence créée par des défenseurs des droits de l'homme sert justement ceux qu'ils combattent. Quelle ironie déplorable9.3! Comme s'il fallait absolument plaquer, quoi qu'il arrive, une loi de 1881 sur un outil inventé un siècle plus tard, quitte à trouver un moyen de ne pas l'appliquer tout en l'appliquant! La loi sur la presse ne s'intéressait à l'origine qu'aux entreprises de presse même si elle a depuis servi de fourre-tout juridique en matière de liberté d'expression. Alors, qu'on applique la loi sur la presse aux entreprises de presse et qu'on cesse de vouloir l'appliquer anachroniquement à tous les citoyens qui utilisent un outil inimaginable pour les rédacteurs de ce texte! Certes, cette décision de justice absurde a été annulée par la Cour de cassation en décembre 2001, qui a réaffirmé que, même sur l'Internet, la prescription ne pouvait dépasser les trois mois d'usage dans le domaine de la presse. Mais cette décision ne règle pas tous les problèmes car, dans cette logique, il suffira qu'un texte diffamatoire soit mis en ligne trois mois avant que sa publicité ne soit faite pour que son auteur ne risque jamais rien.

Sur l'Internet, tout citoyen peut se voir opposer la législation sur la presse, la législation sur l'audiovisuel, la législation sur la poste, la législation sur le commerce, la législation sur la téléphonie, la législation sur la télévision et sûrement d'autres qui, toutes, ont été prévues pour réguler une activité commerciale exercée par une entité commerciale et non par un simple individu. À l'évidence, et il suffit de les lire pour s'en convaincre, ces lois sont inapplicables à des citoyens. Pourtant, dans nos sociétés corsetées, la logique de la régulation est la plus forte.

Il y a plusieurs explications à une telle situation: l'appétit de pouvoir du gouvernement, du CSA et ses affidés ; le monopole de la parole publique qu'exercent les sociologues et autres professeurs habitués à être écoutés mais pas contredits, bien évidemment ; et, surtout, les commerçants qui aimeraient faire leurs petites affaires dans un monde où les clients n'iraient pas dénoncer leurs pratiques avec les mêmes outils qui leur servent à vendre de la camelote.

Les politiques, qui se plaignent du désintérêt des citoyens pour la chose publique, devraient se sentir rassurés de voir de plus en plus de monde s'impliquer dans la vie de la cité. Eux qui perdent chaque jour une partie de leur pouvoir au profit des marchés financiers internationaux devraient être ravis que s'établissent des contre-pouvoirs sur l'Internet. Les sociologues devraient y trouver un nouveau terrain de jeu, plutôt que de déplorer l'avènement d'un outil qui, en vérité, leur fait peur. Les commerçants devraient s'interroger sur l'intérêt des consommateurs: s'ils surfent sur l'Internet, est-ce pour faire leurs courses plus facilement ou pour communiquer chaque jour davantage? Et tous ces citoyens devraient se féliciter de la possibilité qui leur est ainsi offerte d'exercer l'un de leurs droits fondamentaux et de le défendre parce que son libre exercice est précaire, menacé par quelques dinosaures qui ne veulent pas mourir.

Il n'existe malheureusement pas de loi qui garantisse l'exercice de notre liberté d'expression. Il y a bien un article du Code pénal, l'article 431-1, qui prévoit que «le fait d'entraver, d'une manière concertée et à l'aide de menaces, l'exercice de la liberté d'expression, du travail, d'association, de réunion ou de manifestation est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 245 euros d'amende. Le fait d'entraver, d'une manière concertée et à l'aide de coups, violences, voies de fait, destructions ou dégradations au sens du présent code, l'exercice d'une des libertés visées à l'alinéa précédent est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 734 euros d'amende.» Cet article est inscrit au livre IV du Code pénal, celui qui traite des crimes et délits contre la nation, de l'État et de la paix publique, alors qu'on s'attendrait naïvement à ce que sa place soit dans le livre II qui traite des crimes et délits contre les personnes. Il ne peut donc pas être évoqué si un intermédiaire technique soumis à une pression judiciaire ou commerciale décide de censurer un site car il n'y aura ni menaces ni violences à l'égard du responsable éditorial du site et qu'il n'y aura pas concertation au sens du Code pénal. Aucune loi ne permet de se défendre dans ce cas parce que la liberté d'expression des personnes n'a jamais existé avant l'Internet.

Et pourtant, un tel texte clarifierait de facto la responsabilité des intermédiaires techniques - comment en effet être responsable d'avoir permis à autrui de s'exprimer quand la loi punit la censure? - et éviterait l'apparition d'hébergeurs ouvertement spécialisés dans la haine raciale pour des auteurs toujours introuvables qu'aurait entraînée l'application de la loi de Patrick Bloche. Des hébergeurs négationnistes légalement irresponsables des contenus hébergés. On imagine bien le parti que pourraient en tirer tous ceux qui contestent la légitimité des lois antiracistes rendues dès lors inapplicables sur l'Internet. Si, demain, un des sites que j'héberge devait se faire le chantre de la haine raciale, je refuserais d'assumer la responsabilité de le couper sans ordre d'un tribunal, quitte à être condamné pour ce refus, tant que je n'aurai pas à assumer légalement la responsabilité de sa censure. Aujourd'hui, si je censure quelqu'un, nul ne peut me poursuivre pénalement et c'est bien ça le problème.

En outre, une loi protégeant la liberté d'expression éviterait d'avoir à légiférer sur une profession (les hébergeurs) qui n'existait pas il y a quatre ans et dont toute l'évolution de l'Internet laisse à penser qu'elle n'existera plus dans deux ans. Étant donné les dégâts causés par les lois édictées pour le Minitel, que des juges ont voulu appliquer à l'Internet «parce que c'était adapté», et ceux qui résultent de l'application de la loi sur la presse à l'ensemble du corps social, on se dit qu'il vaudrait mieux que le législateur se garde de rédiger des textes dont on ne sait à quoi ils s'appliqueront demain.

Ce serait pourtant l'occasion de créer la notion de «service public de liberté d'expression», encadré par un strict cahier des charges, qui inclurait les prochaines évolutions techniques touchant à l'exercice de ce droit fondamental. Il me semble qu'une telle liberté devrait être fournie, ou au moins garantie, par l'État à chaque citoyen dès lors que la technique le permet. Mais aucun ministre, aucun député, aucun sénateur n'a pris l'initiative d'un tel texte. Des dinosaures, vous dis-je.



Notes

9.1
Voir chapitre 3.
9.2
http://costes.org.
9.3
On pourra lire «Les associations antiracistes prises à leur propre piège», Libération, 23 janvier 2001.

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